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Les Français ont-t-ils vraiment « conquis » le Sahel à la fin du XIXe siècle ?

Les Français ont-t-ils vraiment « conquis » le Sahel à la fin du XIXe siècle ?

À propos du livre de Camille Lefebvre, Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation coloniale (Sahara-Sahel), première édition 2021.

Le livre : dépasser la vision simpliste de la « conquête » coloniale

Comment moins de 80 militaires français accompagnés de quelque 600 tirailleurs ont-ils réussi, en quelques années (1898-1906), à s’emparer des deux cités d’Agadez et de Zinder, deux grandes métropoles d’États puissants sur l’actuel territoire du Niger ? C’est à cette question que répond l’ouvrage de Camille Lefebvre en prenant soin de dépasser les récits à la gloire des « conquérants » militaires européens et ceux à la gloire de la « résistance » à l’occupant colonial, volontiers mis en scène dans les États africains après les indépendances. Contre la tentation fréquente d’une histoire coloniale vue de la métropole (quand ce n’est pas uniquement de la Chambre des députés), cet ouvrage invite à enseigner également l’histoire des société africaines confrontées à la présence coloniale française.

Agadez et Zinder sont deux centre politiques et commerciaux au cœur d’une région touchée depuis le début du XIXe siècle par le réveil du sentiment religieux, les affrontements guerriers dans le cadre du jihad et le commerce des esclaves. Lorsque les premières missions militaires françaises pénètrent dans l’Aïr (pays Touareg dont Agadez est le centre politique) et le sultanat de Damagaram (dont Zinder est la capitale), les officiers français sont plongés dans un monde dont ils ne maîtrisent pas tous les codes. La grande force de l’ouvrage de Camille Lefebvre tient justement à la possibilité de montrer le dialogue et les incompréhensions entre ces militaires français et les populations locales, en étudiant les archives dans toutes les langues (arabe, français, haoussa, kanouri, tamasheq) et en montrant les points de vue de tous les acteurs en présence, des sultans aux chefs militaires français, des commerçant locaux et lettrés musulmans aux tirailleurs sénégalais, des femmes captives aux esclaves jouant les intermédiaires avec les officiers français.

L’ouvrage révèle à quel point les militaires français, malgré la supériorité de leur armement, sont loin d’être en position de force aux premiers moments de l’occupation coloniale. Dans les premières années, ils ne sont alors que des acteurs politiques parmi d’autres, alliés ou ennemis des sultans d’Agadez et de Zinder, perçus comme tels par les populations locales qui n’imaginent pas que ces « chrétiens » vont occuper durablement le territoire. Les militaires eux-mêmes n’ont pas de plans préétablis et tâtonnent avec les données du terrain, essayant péniblement d’affirmer leur autorité dans le jeu politique local. La maîtrise de l’arabe littéraire et de la culture islamique leur permet cependant de dialoguer avec les chefs politiques et religieux, certains officiers n’hésitant pas à se faire passer pour musulmans et à légitimer la présence française au nom de l’Islam.

Il reste que les officiers français peinent à comprendre le contexte social et politique dans lequel ils sont plongés, appliquant une lecture raciste opposant Touaregs considérés comme « blancs » aux populations noires (alors même que cette grille de lecture n’est pas opérante pour les populations locales), prêtant une autorité importante au sultan d’Agadez quand celui-ci n’est en réalité qu’un arbitre symbolique pour les clans touareg de l’Aïr, ignorant, enfin, le fonctionnement des hiérarchies sociales en attribuant un pouvoir excessif aux esclaves qui forment le cadre administratif des sultanats.

Ces incompréhensions réciproques n’empêchent pas les Français de s’imposer durablement dans cette région par la force militaire et par la persuasion politique et religieuse fondée sur la légitimité de l’Islam (utilisé par les Français pour asseoir leur autorité) et par un discours ambigu sur l’esclavage, promettant aux populations serviles une émancipation jamais véritablement réalisée dans les faits. Il faut enfin ajouter le rôle majeur des « figures tierces », ces acteurs politiques sahéliens (interprètes, diplomates, esclaves) qui s’associent aux Français dans leur propre intérêt, pour comprendre que le premier moment de la colonisation dépasse de loin la vision manichéenne et rétrospective d’une lutte entre occupants et occupés, colonisateurs et colonisés.

Le cours : Mili Menzou, esclave et « vizir » au service des Français

Analysée par Camille Lefebvre, la trajectoire de Mili Menzou, cette « figure tierce » qui sert les Français et se sert d’eux pour accroître son propre pouvoir est un bon exemple à opposer aux représentations caricaturales d’une occupation coloniale réalisée sans les populations africaines (dans l’imaginaire européen de la « conquête ») ou uniquement contre les populations africaines (dans l’imaginaire nationaliste des guerres d’indépendance dans certains pays africains).

De Mili Menzou, la tradition orale a retenu qu’il était un esclave du sultan de Sokoto offert avec d’autres esclaves au sultan d’Agadez. En 1899, il est envoyé par son nouveau maître pour servir d’intermédiaire et de messager pour les officiers de la mission Foureau-Lamy qui le prennent immédiatement en sympathie et s’imaginent qu’ils ont affaire à un puissant personnage.

 Dessin du médecin-major Fournial (1899) reproduit dans les « carnets de route de la mission Foureau-Lamy » publiés par le général Reibell en 1930.

Il faut dire que la tenue de Mili Menzou impressionne par sa richesse d’apparat (fez rouge, complexité de la tunique et de la coiffe, nombre d’amulettes) qui conduit le médecin-major Fournial à le dessiner en 1899 (Ill.1), un dessin repris dans la publication en 1930 des carnets de route du général Reibell. Sur le dessin original de Fournial, Mili Menzou est déjà qualifié de « Vizir » du sultan d’Agadez, une méprise renforcée par la confiance que les officiers français lui accordent en l’emmenant avec eux dans leurs campagnes militaires jusqu’au Tchad. Mili Menzou en revient avec une part importante de butins et d’esclaves qui assoie, si ce n’est son rang, au moins sa richesse à Agadez.

C’est ce lien privilégié avec les Français qui lui donne l’autorité suffisante pour être nommé sarkin turawa (chef des étrangers), chargé par le sultan d’Agadez des relations commerciales et de la fiscalité, une fonction importante parfois confiée à des esclaves. En 1902, Henri Gaden, officier en poste à Agadez, le désigne dans sa correspondance comme le « premier ministre » du sultan, une importance exagérée que les Français vont encore accentuer en lui attribuant la perception des impôts et une fonction diplomatique prestigieuse auprès du Sultanat. En 1904, l’importance prise par le personnage est telle que les chefs touaregs de l’Aïr manifestent aux officiers français leur mécontentement de voir un esclave se hisser à une telle importance politique sans leur consentement.

Ce type d’ascension fulgurante n’aurait pas été possible sans l’appui des officiers français qui, sans en avoir toujours conscience, ont bouleversé l’organisation des sociétés de l’Aïr avant que celles-ci ne soient définitivement transformées par la domination coloniale. Dans ces premières années de l’occupation militaire coloniale, ce sont des acteurs politiques comme Mili Menzou qui tirent leur épingle du jeu politique en permettant aux officiers français d’imposer leur mainmise sur ces territoires.

Eduscol : https://eduscol.education.fr/document/39452/download

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Une émission de Mathieu Marly.