L’oeuvre de Julie C. Fortier « La Chasse » se déploie comme une fresque monumentale à même les cimaises de la galerie. 100 000 touches en papier cartonné blanc (ces bandelettes en papier test utilisées dans les magasins de parfum) composent un paysage pointilliste abstrait, dans lequel l'œil ne peut saisir ni image, ni motif, sinon la vague impression d'observer l'étendue d'une forêt enneigée depuis le ciel. Le récit annoncé par le titre ne prend forme qu'à l'approche du nez : de gauche à droite trois parfums se succèdent. C'est seulement à travers cet enchaînement de senteurs que surgissent les images et que, silencieusement, s'articule l'histoire.
Une émission proposée par Lola Ruiz
Trois zones très denses à hauteur du nez sont ménagées pour recevoir trois odeurs différentes. La première est la reconstitution d’une prairie mouillée, la seconde est une odeur qui rappelle le pelage chaud d’un animal et la dernière est la reconstitution de l’odeur du sang. Les trois odeurs font basculer la perception et l’interprétation du paysage abstrait créé par les touches.
A travers la première odeur, nous distinguons la verte luxuriance d'une prairie, dans l’effluve si caractéristique de l'herbe fraîchement coupée. Dans la nature, celle-ci résulte d'un mécanisme de défense : elle est sécrétée par les brins d'herbes blessés pour signaler aux autres l'approche d'un agresseur. L’artiste la restitue avec justesse grâce à quelques molécules de synthèse et une brassée d'essence de flouve, cette graminée qui donne au foin son doux parfum d’amande.
Quelques pas plus loin, une créature invisible fait irruption dans la prairie. Sa présence silencieuse s'impose à travers les effluves fauves de sa fourrure. Composé d'un mélange de sécrétions animales aux relents excrémentiels, de matières végétales ambigües et de musc synthétique, le parfum introduit dans le paysage la palpitation de la vie, la chaleur de la peau, du poil de la bête qui rôde, si proche que l'on retient son souffle, entre crainte et fascination.
Un pas encore et jaillit, aigüe comme une lame, l'odeur métallique et glaçante du sang. Éclaboussant l'immaculé paysage d'une tache écarlate imaginaire, elle signe la mise à mort brutale de l'animal.
L’artiste s’inspire d’une superposition d'images sédimentaires reposant au fond de sa mémoire.
Elle n'en retient qu'une sensation diffuse, qu'une impression contrastée de sérénité et de violence, de liberté et de sauvagerie. Là où le cinéaste comme le peintre peuvent jouer du cadrage, de l'exaltation des couleurs ou de la convulsion des formes pour susciter l'intensité dramatique, Julie C. Fortier invente une forme de narration au-delà des mots et au-delà du visible. Le récit saisit le visiteur au corps. Il rappelle les penchants prédateurs de l'Homme à travers des odeurs qu'il connaît et reconnaît presque viscéralement.
L’artiste essaie de recréer le plus fidèlement des paysages, des histoires, et laissent libre court au spectateur de visualiser la scène. Pour elle l’odeur est une réminiscence d’un paysage.
En déployant ses paysages-récits à hauteur de nez à même les murs, Julie C. Fortier rappelle au visiteur sa nature ambivalente de mammifère pensant, capable à la fois d'instinct et d'esprit, de pulsions et d'imagination.
Elle a ainsi un rapport au temps, un rapport à l’espace pertinent, qui devient à la fois une sorte de déambulation philosophique et sensorielle. L’artiste contemporaine habite toutes les formes d’art, investit tous les domaines du savoir, tous les champs culturels, politique, économique, social, convoque tous les règnes (animal, végétal, minéral) arpente le réel dans la totalité de ses aspects de ses formes.