Cette semaine, Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, nous parle des récompenses financières qui sont versées aux lanceurs d’alerte. Vous partez d’un cas récent qui a été révélé aux Etats-Unis.
En effet, l’autorité américaine des marchés financiers (la Securities and Exchange Commission, que nous nommerons « Commission » dans ce qui suit) a annoncé le 19 mai 2021 avoir versé plus de 28 millions de dollars à un lanceur d’alerte qui l’a « aidée » à poursuivre une entreprise en raison d’infractions financières (1). L’accord transactionnel s’est élevé à environ 280 millions de dollars (2).
La Commission a versé plus de 900 millions de dollars à des lanceurs d’alerte depuis la mise en œuvre du programme en 2011 (3). Elle a obtenu plus de 3,5 milliards de dollars de réparations financières.
Quelle est la récompense la plus élevée versée à un lanceur d’alerte ?
Le record se situe au-delà des 100 millions de dollars. La récompense dont nous parlons, qui s’élève à 28 millions, est classée à la dixième place.
Ce système n’existe pas en France.
Il a fait l’objet de discussions, l’assistance financière aux lanceurs d’alerte faisant partie de la protection qui leur est due. Mais, à ma connaissance, l’indemnisation des lanceurs d’alerte n’existe en France que dans le domaine fiscal (5).
On comprend qu’il y ait des réticences.
C’est vrai, et elles reflètent la difficulté à aboutir à un jugement moral sur ce genre de cas.
Les descriptions qui en sont données, que ce soit dans les médias ou sur des sites officiels, témoignent du problème. Par exemple, la Commission américaine dit souvent des lanceurs d’alerte qu’il coopèrent avec elle, qu’ils l’« aident » à découvrir des infractions et à sanctionner les coupables. Elle emploie souvent le concept de « mérite », comme dans l’expression « lanceurs d’alerte ayant mérité une récompense » (5). On peut supposer que ce genre de description oriente l’observateur vers un jugement favorable au principe d’une rémunération.
Mais, en sens inverse, on a parlé du « jackpot » que représente la perspective, pour une personne ayant connaissance d’une infraction financière, de toucher une importante somme d’argent. Ce seul mot oriente vers un jugement défavorable (6). Il en est de même des statistiques de saisie du Bureau des lanceurs d’alerte de la Commission : les transmissions d’informations augmentent, mais, en 2018, la moitié n’étaient pas exploitables et un même individu avait saisi 143 fois la Commission, sans qu’aucune de ses communications ait été retenue (7).
Il paraît difficile, dans un tel contexte, de parvenir à un jugement moral stable, étant entendu qu’il faudrait pour cela connaître non seulement toutes les caractéristiques de chaque affaire, mais aussi la nature de l’intention du lanceur d’alerte, à supposer qu’elle soit clairement identifiable.
Pour les morales fondées sur l’intention, comme celle que défendait Emmanuel Kant, cette dernière information est indispensable. Pour un utilitariste, ce sont les conséquences sur le bien-être des personnes concernées ou sur le bien-être général qui importent. Un Kantien considèrera sans doute que la rémunération d’un lanceur d’alerte n’est pas morale parce que son intention a des chances de ne pas être totalement désintéressée. Un utilitariste la jugera plutôt morale après avoir estimé l’effet de la rémunération du lanceur d’alerte sur le bien-être général et après avoir comparé cet effet à celui produit par d’autres moyens de découvrir des infractions financières.
Ne peut-on pas réunir ces deux perspectives ?
On peut en tout cas intégrer l’idée de « règle » au jugement moral utilitariste. L’utilitariste ne s’intéresse qu’aux conséquences de l’action. Mais, dans la mesure où quantité d’actions obéissent à des règles, on peut appliquer son raisonnement aux règles elles-mêmes. Si un calcul montrait que les règles légales régissant la rémunération des lanceurs d’alerte produisent de meilleures conséquences, pour le bien-être général, que tout autre système de règles visant à mettre au jour des infractions, alors il faudrait adopter les règles autorisant la rémunération des lanceurs d’alerte.
Ce raisonnement aurait un effet sur la manière de juger de l’intention du lanceur d’alerte rémunéré. L’observateur – celui qui fait le jugement moral – pourrait estimer que l’intention du lanceur d’alerte serait elle-même façonnée par l’existence des lois, des règles et des procédures qui régissent sa rémunération. Connaissant l’existence de ce dispositif, la personne détenant des informations sur une infraction pourrait certes être motivée, au moins en partie, par la perspective d’un « jackpot », mais le fait qu’elle coopère avec la Commission aurait des chances de faire évoluer sa motivation. On peut penser qu’après avoir lancé l’alerte, cette personne finirait par se représenter elle-même comme jouant un rôle public. Sa rémunération lui apparaîtrait alors, non pas comme la récompense de son habileté ou de son opportunisme, mais comme la récompense de son mérite.
Cette manière de voir les choses est bien sûr hypothétique. Rien ne garantit qu’un lanceur d’alerte soucieux de sa seule récompense changerait d’état d’esprit au fil de la procédure d’enquête. Mais on peut penser que ce serait le cas, précisément à cause du système de règles auquel il serait soumis. C’est l’une des raisons pour lesquelles le jugement moral pourrait, au bout du compte, être favorable à la rémunération des lanceurs d’alerte.
(1) Voir la page « Whistleblower program » du site de la SEC. Je traite de ce cas dans un récent article : « Comment évaluer moralement le versement de 28 millions de dollars à un lanceur d’alerte ? », 30 mai 2021.
(2) « Panasonic Whistleblower's SEC award exceeds $28M », Law360, 19 mai 2021.
(3) Ce programme est issu de la loi Dodd-Frank, votée en 2010, qui a elle-même été inspirée par la crise financière de 2008 (voir Implementation of the Whistleblower Provisions of Section 21F of the Securities Exchange Act of 1934, 25 mai 2011). Sur les récompenses les plus importantes, voir la page « Whistleblower awards » du site de la SEC, et le rapport 2020 de la Commission, qui indique notamment que 175 millions de dollars ont été versés en 2020 à 39 lanceurs d’alerte (2020 annual report to Congress. Whistleblower Program, section « Overview of award process »).
(4) Loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 pour 2020, article 175. La disposition est en vigueur depuis le 1er janvier 2020.
(5) « Meritorious whistleblowers ». 2018 Annual Report to Congress on the Dodd-Frank Whistleblower Program, SEC, 14 novembre 2018.
(6) « SEC proposes to limit whistleblower awards », Marketwatch, 28 juin 2018.
(7) Voir « La SEC pourrait réduire les récompenses des lanceurs d’alerte », Les Echos, 14 décembre 2018. L’article puise ses informations dans une enquête du Wall Street Journal publiée en décembre 2018 (« Bernie Madoff’s legacy: Whistleblower Inc. »).
Laurence Aubron - Alain Anquetil
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