Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler des discours de colère et de haine qui ont visé l’Europe et des responsables politiques.
Ces deux mots ont non seulement été utilisés – on a parlé de la « haine de l’Europe », de la « haine de la démocratie », d’« une colère incroyable [à l’égard de notre président de la République, qui] est même de la haine » (1) –, mais aussi commentés (2). L’association des deux mots suggère qu’ils pourraient s’inscrire dans une continuité, que leur différence serait de degré et non de nature.
La haine serait une extension de la colère, une colère plus intense ?
Oui. Selon le philosophe Jon Elster, « bien que parler de la haine ne soit pas inhabituel dans la vie quotidienne, cela ne signifie souvent qu’un fort sentiment de colère » (3). Et des définitions font dériver la haine de la colère et d’autres émotions (4).
Mais la haine ne serait pas seulement plus intense que la colère : elle serait aussi plus durable. Sur ce point, la criminologue Janne van Doorn observe que la haine est provoquée par une humiliation et qu’elle « semble durer plus longtemps que les autres émotions » (5). Toutefois, le Dictionnaire de l’Académie française définit la colère comme une « émotion violente, [un] sentiment de fureur provoqué par ce qui irrite ou contrecarre », mais aussi comme une « animosité durable » (6).
Alors comment distinguer la colère de la haine ?
Aristote a proposé une distinction que résume Elster : « Dans la colère, mon hostilité est dirigée contre l’action d’autrui et elle peut s’éteindre quand une autre action rétablit l’équilibre. Dans la haine, mon hostilité est dirigée envers une autre personne ou une catégorie d’individus que je vois comme intrinsèquement ou irrémédiablement mauvais » (7).
L’objet de la colère, c’est l’action qu’a accomplie une personne. L’objet de la haine, c’est la personne elle-même. Il en résulte que les objectifs de ces deux émotions divergent. La colère vise à réparer, à restaurer un équilibre. La haine va au-delà : elle « vise plutôt à faire souffrir la cible haïe, voire à l’éliminer » (8).
Retrouve-t-on ces définitions dans les discours de haine à l’égard de l’Europe ou de dirigeants politiques ?
Je ne sais pas si les discours de haine envers l’Union européenne expriment vraiment le désir de l’« éliminer » en tant qu’institution.
S’agissant de la vie politique française, Marion Ballet note que la colère reste « un levier de mobilisation électorale incontournable pour les candidats à la présidence de la République » (9). L’exploitation de la colère est d’ailleurs dénoncée dans les discours politiques, y compris sa transformation en haine (10). Cependant, la « participation au jeu électoral » implique que la colère et la haine ne doivent pas être comprises en un sens littéral, car il ne s’agit ni de réparer un tort ni de « détruire l’ennemi » (11).
Si les discours de colère et de haine nous touchent, c’est aussi parce que ces deux émotions sont fondamentalement sociales. Elles sont d’ailleurs reliées à d’autres émotions sociales. Par exemple, la colère est liée à la honte (on peut ressentir en même temps de la colère et de la honte), et elle peut être provoquée par le mépris, un sentiment qui vient de ce qu’on nous considère « comme indigne d’estime ou d’intérêt » (12). Et comme ces émotions sont liées à des croyances (« je crois que j’ai été offensé », « je crois que je suis méprisé », etc.), il est logique qu’on les retrouve dans les discours, d’autant que la parole contribue parfois à apaiser la colère et à tempérer la haine.
(1) Sur la haine de l’Europe et la haine de la démocratie qui ont été imputées au président russe, voir par exemple « Poroshenko on Putin: Crazy, abnormal, inadequate and unpredictable person », DIP, 17 avril 2022 ; Débats du Parlement européen, 6 avril 2022 ; « Romain Goupil : ‘Arrêtons Poutine maintenant et définitivement. Armons les Ukrainiens !’ », Le Monde, 7 avril 2022.
Sur la colère et la haine à l’égard du Président de la République, voir par exemple « ’Macron a cristallisé une colère incroyable, c’est même de la haine’ déclare Clémentine Autain », RTL, 7 avril 2022.
(2) Notamment par la chercheuse Marion Ballet et la journaliste Caroline Fourest : « Fourest en liberté. ‘S’opposer à Macron, oui, mais pourquoi la haine ?’ », LCI, 19 avril 2022 ; M. Ballet, « Comment les candidats à l’élection présidentielle se saisissent de la colère des Français », The Conversation, 10 janvier 2022 (Marion Ballet a également publié « La colère dans les discours de campagne présidentielle en France : une émotion sous contrainte », Quaderni, 104(3), 2021, p. 17-28).
(3) J. Elster, Proverbes, maximes, émotions, Paris, PUF, 2003. L’ouvrage est notamment une traduction, par Pierre Livet, de deux chapitres de Alchemies of the mind: Rationality and the emotions, Cambridge University Press, 1998.
(4) C’est le cas de la définition du dictionnaire Merriam-Webster : « hostilité et aversion intenses découlant généralement de la peur, de la colère ou du sentiment d’avoir subi un tort ».
(5) J. van Doorn, « Anger, feelings of revenge, and hate », Emotion Review, 10(3), 2018, p. 1-2.
(6) « Colère », Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition.
(7) J. Elster, op. cit.
(8) J. van Doorn, op. cit. Aristote tenait le même propos dans La Rhétorique.
(9) « Comment les candidats à l’élection présidentielle se saisissent de la colère des Français », op. cit.
(10) Ballet cite un propos du candidat socialiste Benoît Hamon en 2017 : il affirmait qu’il ne serait pas « de ceux qui transforment votre colère en haine, qui veulent vous opposer et vous désunir » (Ibid.).
(11) Ibid. J’ai légèrement modifié la citation.(12) Source : CNRTL.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
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