Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique. Aujourd’hui, vous allez nous parler de démondialisation.
En effet. Les discussions autour de l’idée de démondialisation se sont accrues à l’occasion de la crise sanitaire. En 2020, par exemple, un avis du Comité économique et social européen affirmait que « l’Union doit agir davantage […] pour sécuriser les chaînes d’approvisionnement », ce qui suppose « une certaine forme de démondialisation sectorielle, avec des entreprises européennes relocalisant […] leurs unités de production au sein de l’Union […] » (1).
La démondialisation, c’est l’inverse de la mondialisation ?
Elle a justement été « définie » dans un récent article du journal suisse Le Temps. La démondialisation, écrit-il, c’est « la panne de la mondialisation, provoquée par la pandémie de Covid, qui a créé des ruptures d’approvisionnement dans les pays occidentaux » (2).
Ne devrait-on pas parler de globalisation ?
Sans doute, parce que la globalisation concerne surtout le domaine économique, alors que la mondialisation a une portée plus large (3). Quoi qu’il en soit, on observe que nous parlons aujourd’hui de l’émergence de la démondialisation, alors qu’il y a une vingtaine d’années, beaucoup parlaient de l’émergence de la mondialisation.
Cette symétrie donne matière à réflexion. Si la démondialisation est comprise comme la suppression de certains défauts économiques de la mondialisation, comme la dépendance en matière de produits essentiels et les questions de souveraineté qui en découlent, on peut se demander si elle pourrait aussi entraîner la suppression d’autres maux que l’on prêtait à la mondialisation économique.
Par exemple, un auteur avait souligné, il y a vingt ans, les problèmes éthiques créés par la globalisation pour les entreprises multinationales : « les principes des droits de l’homme doivent-ils régir les relations entre une multinationale et les travailleurs d’un pays d’accueil » ? « Comment une multinationale doit-elle traiter avec un gouvernement dans lequel la corruption est omniprésente » ? Ou encore, « comment arbitrer des désaccords moraux entre des représentants de cultures différentes » ? (4) Selon cet auteur, les théories éthiques disponibles ne permettaient pas de répondre à ces questions. D’où cette interrogation du temps présent : la démondialisation pourrait-elle résoudre certains des problèmes éthiques soulevés par la mondialisation ?
On peut penser que les entreprises multinationales ne disparaîtront pas de sitôt …
Oui, et puis un monde qui serait moins « globalisé » comprendrait toujours quantité de « communautés économiques ». Dans un pays donné, les activités des secteurs économiques peuvent être régies par des normes éthiques différentes, et l’on peut trouver des différences, y compris géographiques, au sein d’un même secteur. Par exemple, le secteur du bâtiment et des travaux publics n’est pas régi pas les mêmes normes éthiques que celui de l’automobile, et les normes éthiques qui gouvernent la publicité dans une région ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui prévalent dans une autre région (5).
Or, cette forme de pluralisme moral pourrait ressembler au pluralisme moral auquel sont confrontées les entreprises multinationales. Si bien que les questions éthiques que l’on avait soulevées à propos de la mondialisation économique ne seraient pas résolues par l’avènement de la démondialisation.
(1) Avis du Comité économique et social européen : « Renforcer une croissance économique durable dans l’ensemble de l’Union européenne », Journal officiel de l’Union européenne, juillet 2020. Le CESE est un organe consultatif qui adresse des avis au Conseil, à la Commission européenne et au Parlement européen et comprend des employeurs, des représentants syndicaux et des acteurs de la société civile (voir l’À propos du site du CESE).
(2) « La démondialisation, c’est maintenant », Le Temps, 18 octobre 2021.
(3) Selon Etienne Tassin, « la globalisation désigne avant tout un processus économique tandis que la mondialisation renvoie à une double dimension culturelle et politique » (É. Tassin, « La mondialisation contre la globalisation : un point de vue cosmopolitique », Sociologie et Sociétés, 44(1), 2012, p. 143-166).
(4) Issu de M. Velasquez, « Globalization and the failure of ethics », Business Ethics Quarterly, 10(1), 2000, p. 343-352.
(5) Voir sur ce point T. Donaldson et T.W. Dunfee, « Toward a unified conception of business ethics: Integrative social contracts theory », Academy of Management Review, 19(2), 1994, p. 252-284, tr. C. Laugier, in A. Anquetil (éd.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011, et mon article « Le rôle du concept de convention dans la théorie de Donaldson et Dunfee » du 25 octobre 2013.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
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