Cette semaine, Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, revient sur le projet de « Super Ligue » de football, qui a été annoncé le dimanche 18 avril avant d’être abandonné trois jours plus tard, le 21 avril.
J’ai été particulièrement intéressé par l’article que le New York Times a publié le 22 avril (1). Il rend compte de l’affaire en proposant un point de vue d’observateur. Mais on est frappé, à sa lecture, par la nature dramatique du vocabulaire utilisé : dissidents, rebelles, insurgés, traîtres, attaque en règle, tollé, scandale, cupidité, égoïsme, manque de respect… Ailleurs, on a aussi parlé de « révolte avortée » (2) et de « guerre civile » (3). Dans un tel contexte, les calembours qui sont apparus pour qualifier le projet, comme « Super ridicule » ou « Super cupides », ne sont pas surprenants.
Ce vocabulaire rend aussi compte de la réaction spontanée de beaucoup d’amateurs de football, de joueurs et d’anciens joueurs professionnels, mais aussi de dirigeants politiques.
Les réactions ont été nombreuses, en particulier en Grande-Bretagne. Le premier ministre lui-même, Boris Johnson, a déclaré à l’attention des fans : « C’est votre jeu – et vous pouvez être sûrs que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour donner un carton rouge direct à ce plan ridicule » (4).
Ce propos fait-il partie du vocabulaire « dramatique » dont vous parlez ?
Oui, et cela révèle l’effet bien connu que peut avoir la description des faits sur le jugement moral.
Supposons que la communication se soit passée différemment, que l’on ait insisté, par exemple, sur les « engagements à long terme de solidarité » de la Super Ligue, ou, plus largement, sur le fait que sa création répondait, selon les termes du communiqué publié le 18 avril, à « la nécessité d’offrir des matches de meilleure qualité et des ressources financières supplémentaires pour l’ensemble de la pyramide du football » (5). La nature du jugement moral n’aurait peut-être pas changé, mais elle n’aurait pas eu la même coloration dramatique.
L’annonce était manifestement mal préparée.
L’article du New York Times explique en effet comment, je le cite, « a pris forme le récit selon lequel le projet était motivé par la cupidité de quelques clubs riches et de leurs dirigeants ». Parmi les erreurs commises, on a beaucoup insisté sur le manque de dialogue avec les parties prenantes. C’est un problème qui, comme l’effet de description, entre dans le champ de la philosophie pratique.
D’autres problèmes transparaissent à travers les propos tenus sur l’affaire. L’un d’eux, en particulier, mérite un moment d’attention. Il renvoie à la distinction qui a été proposée en philosophie morale entre deux sortes de biens : les biens internes et les biens externes.
Les biens internes sont les valeurs ou les aspirations qui sont propres à une pratique. Par exemple, les biens internes à la pratique du football sont, entre autres, la satisfaction liée à l’esprit compétitif, au beau jeu ou au fait de partager un plaisir commun avec les spectateurs. Ils ne sont pas les mêmes que ceux visés par la pratique de l’enseignement, de la sculpture, du journalisme ou de quantité d’autres activités. Et ils sont associés à des vertus spécifiques. Par exemple, les footballeurs exercent des vertus pour réaliser les biens internes propres au football.
Les biens externes, eux, sont communs à toutes les pratiques. Il s’agit essentiellement de l’argent et de la réputation. Un footballeur et un sculpteur ne poursuivent pas les mêmes biens internes, mais ils cherchent tous deux à gagner de l’argent et à jouir d’une bonne réputation.
Dans le cas de la Super Ligue, on a beaucoup parlé d’argent…
Absolument. Le philosophe qui a proposé la distinction entre biens internes et biens externes, Alasdair MacIntyre, observe que beaucoup de pratiques prennent place au sein d’organisations. C’est le cas du football. Les grandes compétitions, telles que les championnats nationaux et la Ligue des champions de l’UEFA, opposent des clubs structurés.
Or, il est important, dirait MacIntyre, que ces clubs et les autres organisations concernées équilibrent la recherche de biens internes et de biens externes – qu’ils encouragent le beau jeu tout en dégageant du profit. Le danger est qu’une organisation favorise la recherche des biens externes au détriment de la recherche des biens internes. Heureusement, ajoute MacIntyre, les vertus des participants à une pratique permettent normalement d’éviter ce genre de dérive.
Comment comprendre l’affaire de la Super Ligue à travers cette distinction ?
Les fondateurs de la Super Ligue ont donné l’impression de privilégier les biens externes au détriment des biens internes. Quant aux réactions négatives, elles peuvent être comprises, d’une part, comme une manière de défendre les biens internes au football, d’autre part, quand elles venaient de joueurs ou d’entraineurs, comme l’expression des vertus qu’exerce tout participant à une pratique en vue de réaliser des biens internes.
L’affaire révèle aussi, me semble-t-il, qu’on est passé assez vite sur la manière dont la Super Ligue allait équilibrer la recherche des biens internes et des biens externes. La distinction de MacIntyre ne revient pas à défendre l’idée qu’il faut abandonner les biens externes – l’argent et la réputation. Il s’agit plutôt d’équilibrer leur recherche avec celle des biens internes. Or, c’est une tâche particulièrement difficile. Et je crains que cette difficulté ait été voilée aussi bien par la communication des fondateurs de la Super Ligue que par les réactions qu’elle a provoquées.
(1) « How the Super League fell apart », New York Times, 22 avril 2021.
(2) « Super Ligue de football : pourquoi ce qui se voulait révolution s’est transformé en révolte avortée », Le Monde, 21 avril 2021.
(3) « ‘Super ridicule’ : la presse européenne se réjouit de la fin de la Superligue », L’Equipe, 21 avril 2021.
(4) « I will do everything I can to give the ludicrous European Super League a straight red », The Sun, 19 avril 2021.
(5) « Leading European football clubs announce new Super League competition », 18 avril 2021.
(6) A. MacIntyre, After virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984, tr. L. Bury, Après la vertu, Paris, PUF, 1997. Voir aussi mon article « La poursuite des biens internes expliquerait l’amour du public pour le Tour de France », 30 juillet 2018.
Laurence Aubron - Alain Anquetil
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