Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler des récits sur le rôle des femmes ukrainiennes dans la guerre contre la Russie.
Oui. Un article de L’Express s’intéresse à « la première combattante volontaire ukrainienne à signer un contrat militaire de plein droit » ; elle « veille à ce que les femmes qui veulent la rejoindre […] ne se fassent pas d’idée ‘romantique’ de la guerre » (1). Dans Le Figaro, la chercheuse en sciences politiques Anna Colin Lebedev remarque que « les femmes ont forcément un rôle fort », mais qu’« il reste l’idée dans la société qu’il ne faut pas sacrifier ce qui fait le cœur de leur identité en tant que femme, à savoir le soin aux faibles et aux enfants » (2). Dans un article de TV5Monde, l’écrivaine Irena Karpa affirme que « les gens sont prêts à donner leur vie, à commencer par les femmes » (3).
Les femmes ont toujours joué un rôle fondamental en temps de guerre.
Bien sûr. Les récits dont je viens de citer des extraits décrivent des rôles féminins, mais ils se situent aussi sur la frontière entre les rôles traditionnels des femmes et des hommes. Florence Montreynaud notait qu’en France, pendant la deuxième guerre mondiale, les résistantes accomplissaient quantité de tâches, mais qu’on leur refusait souvent « d’accomplir des tâches ‘masculines’ » (4). En Ukraine, des tâches « masculines » sont assurées par des femmes.
Les rôles changent pendant les guerres.
« Notre monde tout entier a été chamboulé », affirme une femme ukrainienne (5). La guerre a un effet sur les rôles des hommes et des femmes. Cet effet peut être compris en termes d’inversion, de renversement par rapport à la situation ordinaire ou normale.
Par exemple, l’helléniste Stella Georgoudi observe à propos des guerres dans la Grèce antique que « lorsque les femmes quittent le monde clos et protégé de [la maison] pour s’engager dans la bataille, il doit y avoir une rupture – temporaire, certes – mais tout de même une rupture de ‘l’ordre normal’ des choses, et même un bouleversement des valeurs » (6).
Evidemment, cette rupture n’a de sens que si les rôles masculins et féminins sont, dans l’ordre normal des choses, bien spécifiés et séparés. Ils peuvent dépendre par exemple de la norme selon laquelle « le mariage est à la fille ce que la guerre est au garçon » (7).
Ce qui n’est plus le cas dans les sociétés modernes …
Non, et pourtant on a écrit à propos de la crise ukrainienne sur « les femmes mobilisées sur tous les fronts » et les « visages féminins de la résistance », non sur « les hommes mobilisés sur tous les fronts » et les « visages masculins de la résistance ». Rappelons-nous aussi des termes cités en introduction : « romantique », « identité en tant que femme », « soin aux faibles et aux enfants »...
Il ne faut pas en conclure que les articles de presse dont nous parlons justifient une répartition « normale » des rôles entre les femmes et les hommes, quand ils montrent que cette répartition change à cause de la guerre. Stella Georgoudi remarque, toujours à propos de la place des femmes dans la guerre au temps de la Grèce antique, que, plutôt que d’inversion des rôles, il faudrait parler de coopération, d’un « effort conjoint des hommes et des femmes » (8). On peut s’inspirer de ce propos afin d’expliquer l’intérêt des médias pour le rôle des femmes ukrainiennes. Parler d’elles, c’est témoigner de l’effort collectif d’une nation. Il s’agit d’un discours d’unité qui ne renverse pas les rôles masculins et féminins, mais qui, au contraire, les rapproche.
(1) « Le réveil d’’esprits héroïques’ : quand les femmes ukrainiennes se précipitent pour combattre », L’Express, 11 mars 2022.
(2) « En Ukraine, les femmes mobilisées sur tous les fronts », Le Figaro, 7 mars 2022.
(3) « Guerre en Ukraine : visages féminins de la résistance », TV5 Monde, 4 mars 2022.
(4) F. Montreynaud, L’Aventure des femmes. XXe-XXIe siècle, Paris, Nathan, 2006.
(5) « Le réveil d’‘esprits héroïques’… », op. cit.
(6) S. Georgoudi, « To act, not Submit. Women’s attitudes in situations of war in Ancient Greece », in J. Fabre-Serris et A. Keith (dir.), Women and war in antiquity, Johns Hopkins University Press, 2015. L’historien Jean-Marie Pailler souligne à propos des guerres civiles à Rome au 1er siècle avant notre ère le « renversement de toutes les valeurs », qui inclut l’« audace toute virile » de certaines femmes (« Des femmes dans leurs rôles : pour une relecture des guerres civiles à Rome (Ier siècle av. J.-C.) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 5, 1997, p. 1-11).
(7) J.-P. Vernant, « La Guerre des cités », dans Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974, cité par Nicole Loraux, « Le Lit, la guerre », L’Homme, 21(1), 1981, p. 37-67.
(8) S. Georgoudi, op. cit.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
Photo : Israel Defense Forces
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