Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous nous suggérez de nous amuser, pendant les vacances d’été, à « prendre la perspective d’autrui »…
C’est une modeste suggestion. Elle fait référence à la capacité que nous avons, en tant qu’êtres humains, à voir les choses comme les autres les voient, à entrer dans leur univers mental. Cette capacité est intéressante en tant que telle parce qu’elle est l’un des ingrédients et l’une des conditions de notre vie sociale. Mais elle se manifeste de multiples façons, et au-delà des relations interpersonnelles, par exemple dans l’art – et peut-être aussi dans nos rapports avec les animaux.
Nous pourrions entrer dans le monde mental des animaux ?
Le philosophe Thomas Nagel affirmait que « nous ne pouvons pas nous former plus qu’une conception schématique de l’effet que cela fait [à une chauve-souris d’être une chauve-souris] » (1). Selon lui, nous ne pouvons accéder aux « états mentaux conscients » de la chauve-souris ni par l’imagination ni par extrapolation à partir de nos propres expériences intérieures. Nous nous heurtons à une limite, sans doute infranchissable, liée à la structure de notre esprit.
Mais nous avons une familiarité avec certains animaux.
Bien sûr, et puis, comme l’écrit le biologiste et primatologue Frans de Waal, « nous essayons de nous mettre dans la peau d’autres espèces et tentons de les comprendre selon leur propre perspective » (2).
Je voudrais à cet égard signaler un ouvrage paru récemment, Le parti pris des oiseaux (3).
Un conseil de lecture ?
Oui. Son auteur, Stanislaw Lubienski, est passionné par le monde des oiseaux. Dans son livre, il parle d’un tas de choses, y compris de James Bond et du film Les oiseaux d’Alfred Hitchcock, mais il explique aussi comment on peut regarder le monde « avec les yeux d’un oiseau ». « Si j’étais un oiseau », se demande-t-il à un moment donné…
Il cite aussi le cas du courlis esquimau, une espèce peut-être éteinte qui migre « à travers deux continents, du Grand Nord canadien jusqu’à la Patagonie ». Il dit de cet oiseau qu’il « est une créature qui nous ressemble, [qu’]il a une vie intérieure, [qu’]il ressent de la joie et de la peine », et que, comme nous, « il aspire au bonheur ».
C’est une vision anthropomorphique.
Mais qui s’accorde bien avec la familiarité dont vous parliez.
Je voudrais conclure par un autre exemple de prise de perspective d’autrui. Il s’agit d’une anecdote racontée par Jean d’Udine, un penseur de l’art du début du vingtième siècle. Dans son ouvrage L’art et le geste, paru en 1910, il décrit la « synthèse provisoire mais grandiose » exprimée par les dessins d’enfants (4). Son court récit invite à réfléchir non seulement sur la difficulté que peuvent avoir les adultes à comprendre la perspective d’un enfant, mais aussi sur la beauté artistique d’une telle perspective :
« Je me rappelle, raconte Jean d’Udine, avoir demandé à une petite fille de trois ou quatre ans de me barbouiller ce qui lui passerait par la tête, ce qu’elle aurait vu dans la rue. Quelques jours après, elle m’apportait une feuille de papier où elle avait tracé deux droites parallèles coupées par deux lignes sinueuses : ‘C’est nounou conduisant petit frère aux Buttes-Chaumont’, me dit-elle ; et comme je paraissais mal comprendre son croquis, elle me fit observer, d’un air de pitié pour mon intelligence obtuse, que les deux traits parallèles étaient les rails de tramway qu’il convient de traverser avec précaution, en se rendant au jardin public, et les deux lignes sinueuses, les grands rubans rouges de la nourrice. J’ai compris, ce jour-là, quelle puissance de synthèse peut régner dans le cerveau d’un petit enfant. »
Bonnes vacances !
(1) T. Nagel, « What is it like to be a bat? », Philosophical Review, 83, 1974, p. 435-456, tr. P. Engel et C. Engel-Tiercelin, dans Questions mortelles, Paris, PUF, 1983.
(2) F. de Waal, Are we smart enough to know how smart animals are?, W. W. Norton & Company, 2016, tr. L. Chemla et P. Chemla, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, Paris, Les liens qui libèrent, 2016.
(3) S. Lubienski, Le parti pris des oiseaux, tr. L. Dyèvre, Paris, Les Editions Noir sur Blanc, mai 2021.
(4) J. d’Udine, L’art et le geste, Paris, Alcan, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1910.
Laurence Aubron - Alain Anquetil
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