C'est nouveau sur euradio ! Nous accueillons désormais chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Cette semaine, nous parlons du récent discours de la Présidente de la Commission européenne sur la stratégie de vaccination de l’Union contre la COVID-19.
Dans ce discours, la Présidente von der Leyen affirme, je la cite, que « l’accès aux vaccins pour les pays à bas revenu et à revenu moyen est […] à la fois dans notre intérêt et une question de solidarité », avant d’ajouter : « C’est pourquoi nous avons établi COVAX, le dispositif permettant aux pays à revenu élevé de financer l’accès aux vaccins aux pays à bas revenu et à revenu moyen » (1).
La Commission européenne rappelle ici son attachement à la solidarité et à l’équité en matière de lutte contre la pandémie. Les pays les plus vulnérables ne doivent pas être oubliés.
Mais un esprit tatillon s’arrêterait sans doute à la phrase que je viens de citer : « l’accès aux vaccins pour les pays à bas revenu et à revenu moyen est […] à la fois dans notre intérêt et une question de solidarité ». Elle associe la satisfaction de l’intérêt, celui des vingt-sept pays de l’Union, et la solidarité. On trouvait une phrase équivalente dans un communiqué du 17 juin 2020 : « L’Union européenne ne sera sûre que lorsque le monde entier aura accès à un vaccin, et c’est pourquoi l’UE et ses États membres ont à la fois une responsabilité et un intérêt s’agissant de rendre ce vaccin universellement disponible » (2).
Pourquoi cet esprit tatillon serait-il gêné par l’association de l’intérêt et de la solidarité ?
Parce qu’on dit souvent qu’il est difficile de distinguer, pour expliquer la conduite d’autrui, entre une motivation égoïste et une motivation morale. Les étudiants arrivent à l’heure en cours : est-ce par respect pour le travail collectif, les professeurs, les camarades, ou est-ce par intérêt au sens où ils risquent d’être sanctionnés en cas de retard ?
Mais les deux motivations peuvent coexister. Elles ne sont pas incompatibles.
Vous avez raison, mais le problème qui se pose est celui de la garantie dont nous disposons qu’une action d’apparence morale est effectivement motivée par une raison morale. François de La Rochefoucauld, qui avait une vision pessimiste de la nature humaine, affirmait dans l’une de ses maximes : « Il est difficile de démêler si un procédé net, sincère, et honnête, est un effet de probité ou d’habileté » (3).
Je crois qu’Ursula von der Leyen répond indirectement à La Rochefoucauld en affirmant que l’intérêt des pays de l’Union et la solidarité internationale ne reflètent pas des motivations incompatibles. Encore faut-il expliquer et justifier cette position.
Il faut une théorie…
Exactement. On peut bien sûr défendre l’idée que l’apparente opposition entre intérêt et solidarité évoque la théorie de l’intérêt bien entendu. Celle-ci repose sur l’idée que l’on a intérêt à se soucier d’autrui. Or, elle peut conduire, par habitude, à se soucier vraiment d’autrui (4).
En remplaçant les mots « intérêt » et « solidarité » par « préservation de soi » et « souci d’autrui », on invoque d’autres arrière-plans théoriques, plus substantiels. Entre ces deux impératifs : se préserver soi-même et chercher le bien-être d’autrui, il peut y avoir une continuité. Le souci d’autrui ne serait qu’une extension du souci de sa propre conservation.
Les philosophes stoïciens ont conceptualisé une telle relation de continuité. Comme les autres êtres vivants, affirmaient-ils, les êtres humains ont un attachement naturel à eux-mêmes. Mais cet attachement s’étend au-delà de soi. Jacques Brunschwig écrivait ainsi que, selon les Stoïciens, « l’animal humain est programmé pour se sentir instinctivement solidaire des autres, d’abord dans le cercle familial, puis, par élargissement concentrique, à des communautés toujours plus vastes dans l’espace et dans le temps » (5).
S’il fallait trouver une théorie permettant de réunir les idées d’intérêt et de solidarité dans le discours d’Ursula von der Leyen, je préfèrerais ce genre de théorie de la sociabilité naturelle. Une formule qui, par ailleurs, convient à notre temps.
(1) « Discours de la Présidente von der Leyen à la plénière du Parlement européen sur l’état d’avancement de la Stratégie de vaccination de l’Union contre la COVID-19 », 10 février 2021. Le dispositif COVAX s’inscrit au sein du « cadre de collaboration » collectif visant à « mettre fin à la pandémie de COVID-19 », auquel la Commission européenne est associée. Ce cadre est appelé « accélérateur ACT » (ACT pour « Access to COVID-19 Tools) ; voir « Dispositif pour accélérer l’accès aux outils de lutte contre la COVID-19 » sur le site de l’Organisation Mondiale pour la Santé.
(2) « Coronavirus : La Commission dévoile la stratégie de l’Union concernant les vaccins », 17 juin 2020.
(3) Maximes et réflexions morales du duc de La Rochefoucauld, Paris, Librairie De Firmin Didotet Cie, 1864.
(4) Voir Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF Flammarion, 1981, deuxième partie, chapitre VIII : « La doctrine de l’intérêt bien entendu ne produit pas de grands dévouements ; mais elle suggère chaque jour de petits sacrifices ; à elle seule, elle ne saurait faire un homme vertueux, mais elle forme une multitude de citoyens, réglés, tempérants, modérés, prévoyants, maîtres d’eux-mêmes ; et, si elle ne conduit pas directement à la vertu, par la volonté, elle en rapproche insensiblement par les habitudes ».
(5) J. Brunschwig, « Les Stoïciens », in M. Canto-Sperber (dir.), Philosophie grecque, Paris, PUF, 1997.
Image: torstensimon
Interview réalisée par Laurence Aubron
Toutes les chroniques philo d'Alain Anquetil sont disponibles ici