Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous revenez sur un aspect de la guerre en Ukraine : la position des entreprises occidentales ayant des activités en Russie.
J’ai examiné les raisons données par certaines de ces entreprises. On remarque un mélange entre leur intérêt propre et l’intérêt général. Elles expliquent l’importance de leur engagement et se soucient du bien-être de leur personnel, mais en même temps elles affirment respecter les sanctions internationales ou précisent que leur activité ne répond plus à la même logique économique.
Pouvez-vous illustrer ce dernier point ?
Par exemple, Nestlé indique dans un communiqué que « ses activités en Russie se concentreront sur la fourniture d’aliments essentiels […] et non sur la réalisation de bénéfices », avant d’ajouter que sa position « respecte le principe consistant à garantir le droit fondamental à l’alimentation » (1).
Les entreprises qui restent en Russie cherchent-elles un juste milieu ?
Elie Cohen observait qu’elles « font la balance entre les questions d’image et les enjeux économiques » (2). Mais on peut rendre compte de leur attitude en recourant à un point de vue moral, en particulier à la « doctrine de l’intérêt éclairé ».
Cette doctrine affirme qu’il existe une cohérence fondamentale entre la poursuite de son propre intérêt et la poursuite de l’intérêt d’autrui ou de l’intérêt général. Elle ne se réduit pas à l’égoïsme, qui exige de maximiser son propre intérêt, quitte à agir au détriment de l’intérêt d’autrui. La doctrine de l’intérêt éclairé nous conseille d’agir en tenant compte des intérêts des autres – ce qui peut nous conduire à sacrifier un peu de notre intérêt –, étant entendu que nous en tirerons des bénéfices à brève ou à longue échéance.
Cela correspond-il à l’adage selon lequel « l’éthique paie » ?
Non, parce que ce genre de formule est souvent un masque derrière lequel se cachent des motivations égoïstes (3).
La doctrine de l’intérêt éclairé prend différentes formes, mais celles-ci ont en commun le sentiment que nous avons d’appartenir à une ou à plusieurs communautés, nos affinités avec les autres et la permanence de nos relations avec eux.
Cette permanence, on la trouve dans une formule d’un économiste du 17ème siècle à propos des marchands : « Ce n’est pas par un gain illicite et momentané qu’ils peuvent parvenir à une fortune solide et constante, mais par la continuité non interrompue des gains modiques et limités dans les justes bornes de l’honnêteté » (4). Les relations commerciales s’inscrivent par définition dans le temps, ce qui suppose que l’on ne cherche pas à tromper ses partenaires – que, selon le mot de Catherine Larrère, on prenne en compte le rapport à l’autre (5).
On retrouve l’idée du doux commerce.
Oui, mais pas seulement (6). Alexis de Tocqueville a rendu compte de la doctrine de l’intérêt éclairé – ou, selon ses termes, de l’intérêt « bien entendu » – sans se limiter à la sphère du commerce. Il a vu cette doctrine à l’œuvre dans la vie quotidienne des Américains, qu’il visita dans la première moitié du 19ème siècle : « Les Américains », disait-il, « se plaisent à expliquer, à l’aide de l’intérêt bien entendu, presque tous les actes de leur vie ; ils montrent complaisamment comment l’amour éclairé d’eux-mêmes les porte sans cesse à s’aider entre eux et les dispose à sacrifier volontiers au bien de l’État une partie de leur temps et de leurs richesses » (7).
La souplesse de cette doctrine convient au monde des affaires. On dira qu’elle manque d’ambition (8). Cependant, elle permet de concilier l’intérêt personnel et l’intérêt d’autrui. Et, dans le cas qui nous intéresse, elle permet de saisir le délicat équilibre dans lequel se trouvent les entreprises qui ont choisi de rester en Russie.
(1) « Update on Russia and Ukraine », site de Nestlé, 23 mars 2022. S’agissant des positions mentionnées précédemment, voir par exemple « Guerre en Ukraine : la vague de solidarité des entreprises françaises », Le Figaro, 4 mars 2022 ; « Guerre en Ukraine. Rester ou quitter la Russie : le dilemme des entreprises françaises », Ouest France, 23 mars 2022 ; « Guerre en Ukraine : Décathlon stoppe finalement ses activités en Russie », LSA, 29 mars 2022 ; « Guerre en Ukraine : pourquoi la Société Générale s’obstine à rester en Russie ? », Capital, 24 mars 2022 ; « Auchan, Leroy Merlin, Décathlon... Pourquoi le groupe Mulliez reste en Russie », Capital, 22 mars 2022.
(2) « Danone, Decathlon, Leroy Merlin... Pourquoi ces grandes entreprises n’ont pas quitté la Russie », Le Parisien, 22 mars 2022.
(3) A. Anquetil, Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Paris, Vrin, « Chemins Philosophiques », 2008.
(4) Il s’agit de Vincent de Gournay, dont la pensée est exprimée dans un texte de Simon Clicquot-Blervache. La citation provient de Catherine Larrère, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie, PUF, Léviathan, 1992. Je mets les italiques.
(5) Ibid.
(6) Voir notre chronique « La crise ukrainienne et l’échec (éventuel) du doux commerce » du 6 mars 2022.
(7) A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF Flammarion, 1981.
(8) Tocqueville lui-même disait qu’elle « ne produit pas de grands dévouements, mais [qu’elle] suggère chaque jour de petits sacrifices ».
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
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