Cette semaine, Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, nous parle de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux.
Vous partez des propos d’Edouard Durand, juge des enfants et co-président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, qui a été mise en place en mars 2021.
Oui, spécialement d’une interview que le juge Edouard Durand a accordée à Télérama le 24 mars dernier (1).
A-t-il abordé la question de la liberté d’expression ?
Oui. À la question de Télérama sur le fait qu’« on entend parfois parler de ‘tribunal médiatique’ à propos de la prise de parole des victimes sur les réseaux sociaux », le juge Edouard Durand répond, je le cite, que « les réseaux sociaux peuvent être des abîmes ». Mais il insiste sur l’importance que la parole des victimes reçoive une « considération collective », observe que « certains veulent refermer le couvercle au moment où il s’ouvre », et ajoute : « Je ne vois pas par quel impératif moral on pourrait empêcher les personnes victimes de violences de le dire par les moyens qu’elles choisissent ». C’est la référence à un « impératif moral » qui m’a intéressé.
Y aurait-il un impératif moral conduisant à choisir des moyens d’expression publique lorsque l’on veut parler de l’expérience que l’on a vécue, ici l’expérience de violences sexuelles ?
Non, je crois que le propos du juge Edouard Durand est juste. Il n’existe pas d’impératif moral gouvernant le choix des canaux par lesquels une personne souhaite rendre publique une expérience traumatisante.
Mais il existe un impératif de prudence. Tout personne raisonnable reconnaît l’importance de la prudence pour gouverner ses choix et conduire sa vie. Toute personne raisonnable sait, par exemple, ce que veut dire parler à bon escient et parler à mauvais escient.
Sur ce point, John Stuart Mill, qui fut un grand défenseur de la liberté d’expression, remarquait en 1859 qu’on ne peut pas parler librement dans n’importe quelle circonstance et par n’importe quel moyen (2). On peut écrire librement dans la presse que « les marchands de blé affament les pauvres » (c’est l’exemple qu’il propose), mais exprimer oralement cette opinion « au milieu d’un rassemblement de furieux attroupés devant la porte d’un marchand de blé », cela devient dangereux.
Et ce n’est pas prudent…
Il est utile ici de nous référer à une distinction que propose Emmanuel Kant dans son ouvrage sur les fondements de la morale, paru en 1785 (3). Il y distinguait l’impératif de la prudence et l’impératif de la moralité, qui n’est peut-être pas très éloigné de l’impératif moral dont parlait le juge Edouard Durand.
Un impératif est, selon Kant, un commandement qui s’impose à la volonté. Il en existe deux types. L’un d’eux correspond aux impératifs hypothétiques. Ils commandent une grande partie de nos choix : dès que nous poursuivons un but, n’importe lequel (il y en a beaucoup, des buts matériels relatifs à l’alimentation ou au loisir à des buts relatifs à l’orientation professionnelle ou au genre de vie que nous souhaitons mener), il nous faut choisir les moyens appropriés.
Kant propose une autre distinction. Il y a des buts qui sont seulement possibles, que l’on peut ou non choisir, qui supposent des calculs et des comparaisons : dans ce cas, nos choix sont guidés par les « règles de l’habileté ». Et il y a un but qui est commun à tous les êtres humains, « que l’on peut supposer [réel] chez tous les êtres raisonnables [et] qui n’est pas pour eux une simple possibilité » : le bonheur. Or, pour poursuivre ce but, nous ne recourons pas aux « règles de l’habileté » comme pour les buts plus matériels : nous recourons aux « conseils de la prudence ». La prudence, selon Kant, désigne précisément « l’habileté dans le choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien-être ».
Il faut ajouter les actions morales…
En effet. Aux règles de l’habileté et aux conseils de la prudence, Kant ajoute un troisième principe qui, lui aussi, est susceptible de guider nos choix : il comprend les commandements de la moralité.
On peut supposer qu’ils renvoient à l’impératif moral que le juge Edouard Durand a écarté du choix des moyens dont dispose une victime pour exprimer l’expérience des violences sexuelles qu’elle a vécues. Mais les conseils de la prudence – ou, comme le dit aussi Kant, les impératifs de la prudence – ne peuvent être écartés. Ils sont essentiels, et même nécessaires, pour guider le choix des moyens de s’exprimer dans ce genre de situation.
(1) « L’invité », Télérama, 3715, 24 mars 2021, p. 4-8. Il a codirigé avec Ernestine Ronai un ouvrage, qui vient de paraître, sur les violences sexuelles (E. Ronai & E. Durand, Violences sexuelles. En finir avec l'impunité, Paris, Dunod, mars 2021).
(2) J. S. Mill, On Liberty, tr. L. Lenglet, De la liberté, Paris, Gallimard, 1990.
(3) E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. V. Delbos, revue par A. Philonenko, Paris, Vrin, 1997. Voir également mon court article : « L’impératif de prudence dans la prise de parole publique », 1er avril 2021.
Laurence Aubron - Alain Anquetil
Toutes les chroniques philo d'Alain Anquetil sont disponibles ici
Image par Dean Moriarty de Pixabay