La chronique philo d'Alain Anquetil

Le droit à l’hospitalité à l’égard des réfugiés face aux « habitudes d’indifférence »

© Irina Leoni sur Unsplash Le droit à l’hospitalité à l’égard des réfugiés face aux « habitudes d’indifférence »
© Irina Leoni sur Unsplash

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler du droit à l’hospitalité dans le contexte de la crise des migrants.

Novembre a donné de nombreux exemples de cette tragédie permanente. On peut citer le refoulement, par des habitants indonésiens, d’une embarcation de Rohingyas (un peuple apatride), et, en France, la situation, qualifiée d’« inhumaine », des exilés de Calais lors des récentes intempéries (1).

L’hospitalité est ici un concept central. Elle repose sur des dispositions morales que nous partageons en tant qu’êtres humains (compassion, générosité…), et ces dispositions demandent à être exercées lorsque des gens en situation de détresse se présentent à nous. Les philosophes Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc affirment même que, dans le cas des migrants et des refugiés, « nous sommes à ce point saisis à la gorge par une situation inhumaine que nous devenons hospitaliers malgré nous » (3).

Nous sommes sensibles à leur vulnérabilité…

Oui, c’est une affaire de perception plutôt que de réflexion : nous percevons leur appel. Encore faut-il être en situation matérielle et psychologique de le percevoir.

De quelle « situation psychologique » parlez-vous ?

Il s’agit d’attitudes telles que les croyances qui conduisent à la méfiance de l’étranger ou le désir de sécurité.

Elles peuvent recevoir des justifications, mais elles ne sont pas toujours légitimes d’un point de vue moral. C'est ainsi que, lors de sa venue à Marseille fin septembre, le pape François a mis en garde contre une attitude illégitime, l’indifférence :

« Ne nous habituons pas à considérer les naufrages comme des faits divers et les morts en mer comme des numéros : non, ce sont des noms et des prénoms, ce sont des visages et des histoires » (4).

L’« habitude » dont parlait le pape est surprenante si l’on pense à la valeur que revêtait l’hospitalité dans un passé lointain, par exemple celui de la Grèce antique, où elle était impérative et codifiée.

Les « lois de l’hospitalité »…

Oui, et il vaut la peine de prendre un exemple.

Dans l’Odyssée d’Homère, la déesse Athéna, qui a pris les traits d’un ami d’Ulysse – roi d’Ithaque, l’un des héros de la guerre de Troie, qui n’est pas revenu chez lui depuis le début de la guerre –, vient d’aborder à Ithaque. Télémaque, le fils d’Ulysse et de Pénélope, l’accueille par ces mots :

« Chez nous, mon hôte, on saura t’accueillir ; tu dîneras d’abord, après tu nous diras le besoin qui t’amène ». (5)

La loi de l’hospitalité énonce ici que l’on accueille le visiteur avant même de le connaître.

Plus loin, Télémaque, désignant à Athéna les prétendants de sa mère Pénélope, signale le contraste entre la véritable hospitalité (6) et l’importunité la plus grossière:

« Regarde-moi ces gens : [ils] vivent chez autrui, mangeant impunément les vivres d’un héros ».

L’hospitalité ne s’applique pas aux visiteurs importuns…

Non, et Emmanuel Kant affirmait que, dans un tel cas, le visiteur étranger n’a pas droit à l’hospitalité.

Il faut insister sur l’idée de « droit » car, pour Kant, l’hospitalité ne relève pas de la philanthropie, mais du droit :

« L’hospitalité signifie le droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi. On peut le renvoyer, si cela n’implique pas sa perte, mais aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place [ce qui, précisément, ne fut pas le cas des prétendants de Pénélope], on ne peut pas l’aborder en ennemi. » (7)

Le droit en question est un droit de visite, pas de résidence, et il s’agit d’un droit limité puisque, si la personne qui demande l’hospitalité n’est pas en danger (si refuser de l’accueillir « n’implique pas sa perte »), on peut la renvoyer. Pour la philosophe Seyla Benhabib, cela signifie que le droit d’hospitalité autorise des exceptions (8).

De telles exceptions peuvent-elles remettre en cause ce droit ?

La Convention de Genève relatif au statut juridique des réfugiés, adoptée en 1951, prévoit des exceptions à l’hospitalité (9). Mais, et cela correspond à l’argument de Kant, elle affirme qu’« aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée » (10).

On a tendance à penser que les Etats doivent trouver un équilibre entre le devoir moral de venir en aide aux réfugiés et l’obligation légitime d’assurer leur propre préservation. Benhabib conteste une telle représentation, qu’elle juge sujette à interprétations de la part des Etats et trop étroite, car « la portée des obligations morales […] que nous avons à l'égard de nos semblables va largement au-delà de la vision d’un système fondé sur des États et limité par des territoires » (11).

Nos semblables ne sont pas des « numéros »…

Le fait d’être considéré comme un « numéro » ne dépend pas seulement des « habitudes d’indifférence » dont parlait le pape François. A propos de celles et ceux qui ont perdu leurs droits nationaux, Hannah Arendt observait que les droits qu’il leur restait, les droits de l’homme universels, pouvaient, paradoxalement, ne pas réussir à leur garantir l’hospitalité :

« La conception des droits de l’homme, fondée sur l’existence reconnue d’un être humain comme tel, s’est effondrée dès que ceux qui s’en réclamaient ont été confrontés pour la première fois à des gens qui avaient bel et bien perdu tout le reste de leurs qualités ou de leurs liens spécifiques – si ce n’est qu’ils demeuraient des hommes. Le monde n’a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d’un être humain. » (12)

Elle ajoutait :

« Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable ».

Est-il alors vu comme un « numéro », un être sans identité auquel on pourrait rester indifférent sans ressentir de culpabilité ? Ou sa situation est-elle précisément une raison morale de lui donner l’hospitalité ? Il est clair que, d’un point de vue moral, l’hospitalité devrait l’emporter sur l’indifférence.

(1) « En Indonésie, un bateau de réfugiés rohingyas refoulé à la mer », AFP Infos Françaises, 17 novembre 2023, et , « Intempéries dans le Pas-de-Calais : ‘Les exilés ont été complètement oubliés’ », Libération, 17 novembre 2023.

(2) G. Le Blanc et F. Brugère, La fin de l’hospitalité. Lampedusa, Lesbos, Calais…. Jusqu’où irons-nous ?, Flammarion, 2017. Les italiques sont ajoutées.

(3) Ibid.

(4) Discours du pape François à Marseille, 22 septembre 2023. L’extrait se termine par cette observation : « ce sont des vies brisées et des rêves anéantis ».

(5) Homère, Odyssée, tr. V. Bérard, Gallimard, 1955.

(6) Selon laquelle l’hôte est « le protégé de Zeus » (J. Bérard, note à l’Odyssée, op. cit.).

(7) E. Kant, Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf, 1795, tr. J.-F. Poirier et F. Proust, Vers la paix perpétuelle. Esquisse philosophique, GF Flammarion, 2006.

(8) S. Benhabib, The rights of others: Aliens, residents and citizens, Cambridge University Press, 2004.

(9) Par exemple lorsque des crimes de guerre ou des crimes graves de droit commun ont été commis par des réfugiés (Convention relative au statut des réfugiés, signée le 28 juillet 1951).

(10) L’alinéa 1 de l’article 33, « Défense d’expulsion et de refoulement », détaille les raisons des menaces dont un réfugié pourrait être victime : « Aucun des Etats Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ».

(11) The rights of others, op. cit.

(12) H. Arendt, « L’impérialisme », dans Les Origines du totalitarisme, tr. M. Leiris, révisée par H. Frappat, Fayard, 2002. Hannah Arendt considérait que les droits de l’homme devaient être intégrés aux droits nationaux.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.