La chronique philo d'Alain Anquetil

Guerre en Ukraine : l’unité de l’Union européenne et ses « vertus collectives » - La chronique philo d'Alain Anquetil

Guerre en Ukraine : l’unité de l’Union européenne et ses « vertus collectives »  - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler des vertus collectives de l’Union européenne dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Oui, il s’agit bien de « vertus », et non de valeurs ou de principes (1). 

Il est naturel de penser que seules les personnes en chair et en os possèdent des vertus. Pourtant, on discute, en philosophie, de la possibilité que des collectivités puissent, elles aussi, avoir un caractère et agir de façon vertueuse.

Ce pourrait être le cas de l’Union européenne ?

On a souligné l’unité de l’Europe depuis le commencement de la guerre en Ukraine, conformément à la devise de l’UE : « Unie dans la diversité » (2). Or, faire référence à l’unité d’une collectivité, aussi grande soit-elle, suggère qu’elle pourrait posséder et exercer des vertus.

Pouvez-vous éclaircir ce point ?

Il y a d’abord un usage répandu qui conduit à imputer une capacité d’agir à des groupes humains, comme s’ils avaient la même « unité » que des individus. La philosophe Margaret Gilbert remarque que, « dans la vie de tous les jours, les gens parlent et pensent couramment en termes ‘collectivistes’ » (3). Mais on peut aller plus loin. Car quand on dit que Renault a décidé ceci ou que Total a fait cela, on révèle sans doute quelque chose sur la nature de ces groupes humains. 

Il faut bien sûr qu’ils soient organisés, c’est-à-dire qu’ils disposent de procédures de décision internes, de codes de conduite et de rôles bien identifiés qui peuvent être occupés successivement par différentes personnes sans que cela modifie leur identité et leur unité. Si ces conditions sont respectées, on peut leur attribuer des croyances, des désirs et des intentions comme s’ils étaient des personnes individuelles.

Certains vont jusqu’à leur attribuer des vertus – des vertus « collectives » –, pourvu que ces groupes soient stables dans le temps. C’est souvent le cas en pratique, et Per Sandin, un historien qui a travaillé sur le concept de vertu collective, affirme même que de tels groupes « sont nettement moins inconstants que les individus » (4).

L’Union européenne est-elle une collectivité de ce genre ?

On a dit que l’Europe avait pris des sanctions économiques à l’encontre de la Russie. Si l’Europe est le sujet de ce genre de phrase, ce n’est pas pour des raisons de commodité, et ce n’est pas un abus de langage (5). 

Mais qu’est-ce qu’une vertu collective ?

Notons tout d’abord qu’il y a deux manières de comprendre l’attribution de vertus collectives à une organisation. Dire qu’une organisation est prudente, par exemple, peut signifier soit que tous ses membres ou la plupart de ses membres, considérés en tant qu’individus (indépendamment de leur rôle dans l’organisation), sont prudents, soit qu’il n’est pas nécessaire que ses membres, toujours considérés en tant qu’individus, soient prudents (6). 

C’est la seconde possibilité qui conduit à défendre l’existence de vertus collectives. Elle signifie que l’organisation possède des propriétés que ses membres, considérés individuellement, ne possèdent pas. Ces vertus sont définies comme « des dispositions à se comporter d’une certaine manière [par exemple d’une manière prudente] dans certaines circonstances » (7). 

La définition semble générale, mais elle devient intéressante quand on envisage la manière dont les membres s’approprient leur rôle – par exemple, s’agissant de l’Europe, comment, en tant que membres de l’Union, ils s’engagent à réaliser ses valeurs. Cette appropriation et cet engagement envers l’Union témoigneraient de l’existence de vertus visant à réaliser ses valeurs. Et, point essentiel, elle témoignerait de la capacité d’agir de l’Union, qui ne reposerait pas seulement sur l’obéissance à des valeurs ou à des principes, mais qui émanerait de son caractère, de ce qui constitue sa raison d’être.

(1) Une vertu est « un trait de caractère dont un être humain a besoin pour s’épanouir ou vivre bien » (R. Hursthouse, « Virtue theory and abortion », Philosophy and Public Affairs, 20, 1991, p. 223-246). Voir notre chronique « La fête de Noël et la joie comme vertu morale » du 26 décembre 2021.

(2) Voir ce site de l’Union et « Qu’est-ce que l’Union européenne ? ».

(3) M. Gilbert, « La responsabilité collective et ses implications », Revue française de science politique, 58(6), 2008, p. 899-913.

(4) P. Sandin, « Collective military virtues », Journal of Military Ethics, 6(4), p. 303-314, 2007.

(5) Le chercheur en sciences politiques Ian Manners a écrit il y a quelques années que « l’éthique de la vertu [une théorie morale] nous encourage à examiner les traits de caractère ou les dispositions qui guident l’UE et ses États membres dans la poursuite de leurs actions extérieures » (I. Manners, « The normative ethics of the European Union », International Affairs, 84(1), 2008, p. 45-60).

(6) Voir T. R. Byerly & M. Byerly, « Collective virtue », The Journal of Value Inquiry, 50, 2015.(7) Ibid.

Alain Anquetil au micro de Laurence Aubron

Toutes les chroniques philo d'Alain Anquetil sont disponibles ici