Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous vous penchez sur des déclarations récentes portant sur le conflit en Ukraine, selon lesquelles l’Europe voulait croire qu’il n’y aurait plus de guerre sur son territoire.
C’est l’expression « vouloir croire » qui nous intéresse aujourd’hui. Elle a en effet été employée à propos de la crise ukrainienne. Par exemple, le sociologue Mathieu Bock-Côté observe que « l’Europe voulait croire que cela [la guerre sur son territoire] n’arriverait plus jamais. Qu’elle avait retenu la leçon. Que le monde se convertirait avec elle au pacifisme universel, à la règle de droit et au doux commerce » (nous parlions du doux commerce la semaine dernière) (1). Et Bernard Bajolet, qui fut directeur général de la sécurité extérieure (DGSE), affirme que « l’Europe s’est laissé chloroformer par la longue période de paix qu’elle a connue [et qu’]elle a voulu croire que la politique de la canonnière appartenait au XIXème siècle » (2).
Quel est le problème posé par cette expression ?
C’est ici plus une ambiguïté qu’un problème. Mais, si nous prenons l’expression « vouloir croire » en un sens littéral, elle soulève un problème philosophique.
On peut le saisir en prenant l’exemple d’une croyance perceptive. Je suis à la campagne et je constate que, dehors, l’air est brumeux et qu’il traîne une odeur de fumée. En conséquence, je crois qu’il y a de la fumée. Je peux me tromper (une croyance peut être fausse), mais, dans mon esprit, ma croyance qu’il y a de la fumée représente la réalité. Cela n’aurait aucun sens que je veuille croire qu’il y a de la fumée : j’ai suffisamment de raisons pour le croire sans avoir besoin d’une motivation ou d’un mouvement de ma volonté.
Donc on ne peut pas « vouloir croire » ?
Si l’on pouvait croire à volonté, alors, comme le remarque Bernard Williams (3), on pourrait former des croyances sans se préoccuper de savoir si elles sont vraies ou fausses. Par exemple, une personne pourrait vouloir croire que son ami décédé est toujours vivant, qu’il est réellement en vie. Mais cela violerait la prétention qu’a toute croyance de représenter la réalité et de prétendre à la vérité (4). Paul Ricœur définit la croyance comme « une attitude mentale d’acceptation ou d’assentiment, un sentiment de persuasion, de conviction intime », et il ajoute qu’un trait remarquable de cette attitude mentale est « l’énigme du tenir-pour-vrai » (5). Quand on croit, on tient pour vrai ce que l’on croit. Toute croyance prétend à la vérité : croire qu’il y a de la fumée (notre exemple précédent), c’est croire qu’il est vrai qu’il y a de la fumée.
Ajoutons que l’esprit d’une personne capable de « croire à volonté » – si elle existe – serait encombré de pensées contraires, car elle croirait des choses fausses en sachant qu’elles sont fausses...
Mais alors, que voulaient dire les deux commentateurs que vous avez cités ?
L’Europe est le sujet de leur phrase, que l’on peut résumer ainsi : « L’Europe a voulu croire à la paix perpétuelle ». Mais ils auraient pu aussi bien dire : « L’Europe croyait à la paix perpétuelle ». À quoi sert le verbe « vouloir » ?
S’ils l’ont ajouté, ce n’est pas pour analyser l’attitude mentale de l’Europe. Ils avaient plutôt l’intention de souligner que cette croyance européenne manquait de justification. C’est-à-dire qu’elle manquait de réalisme, voire qu’elle manifestait un certain angélisme. « C’est Poutine qui [a réveillé l’Europe] en l’appelant aux réalités », dit Bernard Bajolet. C’est la démonstration que « vouloir croire » signifie ici « croire quelque chose sans disposer de justifications suffisantes ».
(1) « Réveil brutal en Europe », Le Journal de Montréal, 6 mars 2022.
(2) « Tout était réuni pour donner libre cours à la mégalomanie de Poutine », Le Point, 7 mars 2022.
(3) B. Williams, « Deciding to believe », in Problems of the self, Cambridge University Press, 1973.
(4) « Les croyances visent à la vérité » (ibid.). Sur ce point, et sur la possibilité de former des croyances à volonté, voir Pascal Engel, « Dispositions à agir et volonté de croire », in H. Grivois et J. Proust (dir.), Subjectivité et conscience d’agir. Approches cognitive et clinique de la psychose, Presses Universitaires de France, 1998.
(5) P. Ricœur, « Croyance », Encyclopædia Universalis France, 5ème édition, Volume 5, 1972.
Alain Anquetil au micro de Laurence Aubron
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