La chronique philo d'Alain Anquetil

L’"esprit" du projet de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises - La chronique philo d'Alain Anquetil

L’"esprit" du projet de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’« esprit » de la proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises.

Oui, à cause d’un récent article de l’Institut Fédéral (belge) des Droits Humains (ou IFDH) (1). Car après avoir affirmé qu’« il est très positif que l’Union européenne travaille à l’élaboration d’un cadre juridique qui offre aux entreprises une idée claire de leurs responsabilités en matière de respect des droits humains », l’IFDH ajoute de façon inattendue : « Nous ne devons toutefois pas attendre l’Europe pour adopter une loi ambitieuse en Belgique ».

Pourquoi cette réserve par rapport à la proposition de directive ?

Notamment parce que, selon l’IFDH, il y a urgence, et parce qu’une loi permettrait de mieux « accompagner [les] petites entreprises » (2).

Quel est le lien avec l’« esprit » de la proposition de directive ?

Le journal Le Monde parlait en février 2022 des « ambitions contrariées de la directive européenne sur le devoir de vigilance », sachant que des lois nationales ont déjà été adoptées, en premier lieu par la France (3). Les « ambitions » de la directive correspondent ici à son « esprit ». Et on peut penser que si la Belgique envisage d’adopter une loi, c’est parce que son ambition (ou son esprit) sera plus élevée (4).

Pourquoi cette question a-t-elle attiré votre attention ?

Parce qu’elle donne l’occasion de revenir à l’ouvrage de Montesquieu De l’Esprit des lois, qui « ne traite point des lois, mais de l’esprit des lois », et, dit Montesquieu, « cet esprit consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses » (5).

Les « lois » en question, ce sont les lois positives qui sont, selon les termes de Raymond Aron, des « lois-commandements », celles que le législateur formule explicitement (6). 

Les « diverses choses » comprennent notamment l’intention du législateur, le « principe du gouvernement » et le « physique du pays » –  le climat, la qualité du terrain, le genre de vie des peuples, leur religion, leurs mœurs, etc. (7). 

Les « rapports », ce sont les relations qu’entretiennent les lois avec ces facteurs, des relations qu’il faut comprendre en un sens mécanique (8).

L’« esprit des lois », c’est ce qui donne un sens aux lois – c’est, pour Raymond Aron, « l’ensemble des rapports que les lois-commandements des diverses sociétés humaines ont avec les facteurs susceptibles de les influencer ou de les déterminer » (9). L’esprit de la loi n’est pas, comme le dit Louis Althusser, « ordre et fin énoncés par un maître » ; il ne relève pas du domaine divin (10). Il reflète le « caractère distinct des lois et des coutumes qui existent dans les différentes cultures » (11).

Et cette définition s’applique à la position de l’Institut Fédéral des Droits Humains ?

Oui, parce que, pour comprendre une loi, mais aussi pour la concevoir, il convient d’intégrer tous les facteurs qui peuvent l’influencer. 

Ce que dit l’IFDH, c’est que la proposition de directive n’a pas trouvé un équilibre satisfaisant entre tous les facteurs. La recherche de cet équilibre et la totalité des faits évoquent la pensée de Montesquieu. 

Mais ce n’est pas tout : le fait que les négociations sur la directive « promettent d’être houleuses » (12) renvoie aussi à la diversité des sociétés humaines, à l’idée de Montesquieu selon laquelle les lois « doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre » (13). C’est le projet de l’Union européenne de réduire ce hasard en trouvant une harmonie entre les nations qui la composent.

(1) « N’attendons pas l’Europe pour soutenir les entreprises dans la prévention des violations des droits humains », IFDH, 18 mai 2022.

(2) Ibid.

(3) « Les ambitions contrariées de la directive européenne sur le devoir de vigilance », Le Monde, 23 février 2022.

La loi française n° 2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a été adoptée le 27 mars 2017. Sur la loi allemande, voir « La nouvelle obligation de diligence raisonnable des entreprises dans les chaînes d'approvisionnement mondiales en Allemagne », Lettre Creda-sociétés n° 2021-13 du 9 septembre 2021. 

(4) On a d’ailleurs appliqué le mot « esprit » à la loi française, notamment pour affirmer que cet esprit « est assez bien défini » car « le législateur s’est réellement ancré dans les travaux réalisés au niveau de l’ONU et de l’OCDE » (O. Claude & A. Lévy, « Les enseignements des premiers contentieux de la loi sur le devoir de vigilance », Le Grand Continent, 3 septembre 2020). Un rapport de l’Assemblée nationale note que l’esprit de la loi est éclairé par l’idée que « la vie d’un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde » (Rapport d’information sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, 24 février 2022). On a aussi affirmé que « le véritable sens [un synonyme de l’esprit] du devoir de vigilance » est « une obligation incombant aux entreprises d’identifier les risques et de prévenir les atteintes graves aux droits humains et à l’environnement » (« France : Les parlementaires sauvent l’esprit de la loi sur le devoir de vigilance ! », Communiqué de la Fédération Internationale des Droits Humains, 22 octobre 2021).

(5) Montesquieu, De l’Esprit des lois, édition de Laurent Versini, Gallimard, Folio essais, 1995.

(6) R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique : Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto, Weber, Gallimard, tel, 1967.

(7) De l’Esprit des lois, op. cit. 

(8) Montesquieu définit les lois comme des « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » (ibid). Voir aussi l’article « Rapports » de Denis de Casablanca dans le Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013.

(9) Les étapes de la pensée sociologique, op. cit.

(10) L. Althusser, Montesquieu, la politique et l'histoire, PUF, Quadrige, 2003.

(11) T. L. Pangle & T. W. Burns, « Montesquieu’s Spirit of the Laws », in The key texts of political philosophy: An introduction, ‎ Cambridge University Press, 2014.

(12) « Les ambitions contrariées de la directive européenne sur le devoir de vigilance », op. cit.

(13) De l’Esprit des lois, op. cit.

Alain Anquetil au micro de Laurence Aubron

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