Aujourd’hui Alain Anquetil, vous allez nous parler des relations entre la Chine, l’Union européenne et les Etats-Unis.
Un ancien premier ministre australien, Kevin Rudd, a récemment signé une tribune dans Le Monde qui analyse la volonté récente de la Chine de « stabiliser » ses relations avec l’Occident (1). Les raisons de la Chine sont surtout économiques et cette recherche d’apaisement ne signifie pas qu’elle renonce à son idéologie et à sa volonté de puissance.
On peut se demander, et c’est l’objet de mon propos, si cela suffit à justifier une observation importante que fait Rudd en conclusion de sa tribune, selon laquelle « stabilisation ne signifie pas normalisation ».
Pourquoi cette distinction a-t-elle retenu votre attention ?
Les mots ne sont pas suffisamment spécifiés. S’il définit la « stabilisation » (elle inclut par exemple l’hypothèse que la Chine renoncerait à « intimider » l’Occident), Rudd n’explique pas ce qu’il entend par « normalisation ». Il suppose sans doute qu’elle a le sens diplomatique d’un retour à des relations pacifiques après une période marquée par des relations hostiles.
Mais cela ne suffit pas, ne serait-ce que parce que les mots « stabilisation » et « normalisation » peuvent, dans certains contextes, être synonymes (2). Et puis Michel Foucault, qui a beaucoup utilisé le concept de normalisation, déclarait lors d’un cours au Collège de France : « Qu’est-ce qui n’est pas normalisation ? Je normalise, tu normalises, etc. » (3). La normalisation serait partout, y compris dans la stabilisation – ce qui met en doute la distinction proposée par l’ancien premier ministre australien.
Foucault peut-il nous éclairer ?
Pour lui, la normalisation exprime le pouvoir de la norme dans les systèmes disciplinaires (4). Elle « consiste à poser d’abord […] un modèle optimal qui est construit en fonction d’un certain résultat, et l’opération de la normalisation disciplinaire consiste à essayer de rendre les gens, les gestes, les actes conformes à ce modèle, le normal étant précisément ce qui est capable de se conformer à cette norme et l’anormal, ce qui n’en est pas capable » (5).
Une telle définition ne s’applique pas aux relations entre la Chine et l’Occident…
Mais la normalisation selon Foucault donne un rôle fondamental à l’idée de norme, ce qui est moins explicite pour la stabilisation. Quand on parle de normalisation, on renvoie à des normes auxquelles des parties acceptent de se conformer.
Pour Foucault, la normalisation est un processus permanent et subtil. Les personnes qui y sont soumises intériorisent les normes auxquelles le pouvoir disciplinaire les amène à se conformer. En outre, par leur comportement docile, ces personnes participent elles-mêmes à la production de ces normes. Celles-ci sont « constamment produites et reproduites », ce qui fait de la normalisation disciplinaire un processus stable (6).
De cela, nous pouvons extraire l’idée que les normes disposent d’un pouvoir d’action autonome, y compris dans notre contexte. Une situation « normalisée » dans les relations entre la Chine et l’Occident signifierait que les parties se conformeraient à des normes de bonne entente sans cesser de les produire elles-mêmes dans le cadre de leurs relations.
Surtout, la normalisation supposerait un système de surveillance mutuelle. Une telle surveillance est d’autant plus importante que la normalité est une affaire de degrés : un comportement est plus ou moins normal. Or, beaucoup de comportements se trouvant quelque part entre le normal et l’anormal, la normalisation exige de les « surveiller » en permanence (7).
Un mécanisme aussi exigeant ne semble pas à l’œuvre dans le cadre du réchauffement entre la Chine et l’Occident que décrit Kevin Rudd, et c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles il a préféré la stabilisation à la normalisation.
Entretien réalisé par Laurence Aubron
(1) « La Chine a plusieurs raisons concrètes de vouloir améliorer ses relations avec les Etats-Unis et l’Europe », Le Monde, 12 octobre 2022.
(2) « Normaliser » peut signifier « rétablir, au besoin par la force, l’ordre, le statu quo, après une période d’agitation, de troubles » et « stabiliser » « réduire les facteurs qui tendent à rompre l’équilibre » (citations issues du CNRTL).
(3) M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2004.
(4) Les disciplines sont une forme de pouvoir qui porte sur les corps et vise « son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques » (M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Gallimard, 1976).
(5) M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit. Foucault préfère parler de « normation » à propos de la « normalisation disciplinaire », parce que les techniques disciplinaires reposent avant tout sur les normes : ce sont elles qui déterminent la frontière entre le normal et l’anormal. Il réserve le concept de normalisation aux mécanismes sécuritaires dans lesquels, cette fois, les normes dérivent du « normal ».
(6) S. Krasmann, « Disciplinary society », in G. Ritzer (dir.), The Blackwell encyclopedia of sociology, Blackwell Publishers, 2007.
(7) Sur ce point, voir T. May, « Poststructuralism », in Ruth Chadwick (dir.), Encyclopedia of Applied Ethics, Elsevier, 1997.