La chronique philo d'Alain Anquetil

« La valeur morale du silence » - Alain Anquetil

« La valeur morale du silence » - Alain Anquetil

C'est nouveau sur euradio ! Nous accueillons désormais chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Cette semaine, Alain Anquetil nous parle de la valeur morale du silence.

Je crois que vous vous inspirez du dernier film d’Emmanuel Mouret...

Oui, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, qui bénéficiait de treize nominations aux César.

Emmanuel Mouret, un cinéaste admirable selon moi, explique l’importance du silence dans une interview accordée à la revue L’Avant Scène Cinéma (1). Il y affirme d’abord que « l’homme est […] un animal parlant, capable de symboliser, de moraliser… et de mentir ! », avant d’ajouter un peu plus loin : « J’aime bien que dans mes films le silence fasse événement, plutôt que le contraire. Pourquoi ? Je ne saurais dire ».

Qu’Emmanuel Mouret rapproche, en quelques lignes, la portée morale de la parole, qui permet de « moraliser » et de « mentir », et le silence, qui peut « faire événement », m’a semblé suggestif et fécond. Ce rapprochement invite à méditer sur la valeur morale du silence.

« Faire événement » désigne littéralement un « fait qui attire l’attention par son caractère exceptionnel » (2). Mais le silence n’a rien d’exceptionnel.

Tout dépend de la nature du silence en question.

Si on met de côté le silence comme absence de bruit, les autres formes sont plutôt répandues. Il y a des silences éloquents, des silences prudents, des gens qui sont réduits au silence, etc.

Chacun des silences que vous évoquez possède une dimension morale. Dans le domaine des affaires, on insiste souvent sur le fait que des employés choisissent de se taire plutôt que de donner leur opinion ou de lancer l’alerte sur une pratique douteuse. Ils sont contraints au mutisme, qui est un silence volontaire ou imposé.

Je reviens sur Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait. Le principal moment de silence dure trois minutes et réunit les deux personnages principaux, qui s’aiment. Pour les spectateurs, il est accompagné d’un extrait du concerto pour piano et orchestre de Francis Poulenc, mais les personnages ne se parlent pas. Et ce silence n’est pas statique : il s’installe dans une balade entre les deux amoureux et se termine dans un cloître.

Ce n’est pas un hasard.

Le cloître est un lieu de promenade et de recueillement. Pour les deux personnages du film, le silence fait émerger deux qualités particulières : la simplicité, car le silence rejette les pensées parasites, et la lucidité, qui permet aux personnages d’avoir une vision juste de leurs sentiments réciproques. D’une certaine façon, le silence élimine le contexte. Il laisse place au seul texte, ici aux sentiments. Cela ne dure qu’un temps, car c’est le contexte – qui inclut des engagements et des devoirs envers autrui – qui, en un sens, gagnera à la fin.

Le silence peut être encombré de pensées. Dans cet exemple, il y a justement des sentiments.

C’est juste, mais on sent que ces sentiments agissent librement dans l’esprit des personnages, grâce au silence justement. Cependant, ce silence n’est pas méditatif. Ce n’est pas un vrai silence, contrairement à celui qui est propre, par exemple, à la pratique du Zen ou à la vie religieuse.

Le Maître Zen Taisen Deshimaru affirmait que le Zen est une « voie de retour au silence », qui est « notre nature profonde », avant d’ajouter que la parole doit émaner du silence – c’est alors qu’elle devient « profonde » (3).

Madeleine Delbrêl, qui a été reconnue vénérable par l’Église catholique, remarquait que « ce n’est pas pour que nous nous taisions que le silence existe », que « faire silence, c’est écouter Dieu », que « c’est notre vie entière qui doit faire silence, qui doit faire taire tout ce qui parle en nous égoïstement ou orgueilleusement » (4).

Taisen Deshimaru et Madeleine Delbrêl parlent de la valeur spirituelle et religieuse du silence. Mais elle n’est pas sans lien avec sa valeur morale. Le silence, c’est la simplicité et la lucidité, dont nous avons déjà parlé, mais aussi le calme, la tranquillité, l’écoute et une forme de recherche, la recherche de la compréhension de nous-mêmes et de la condition naturelle de notre esprit (5).

« Sans pauses de vrai silence, très vite, on ne sait plus ce que c’est », observait Madeleine Delbrêl. Car le vrai silence n’est pas subi. Il est à la fois une recherche et une pratique. Il est, en particulier, une pratique morale.

(1) « Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait » d’Emmanuel Mouret, L’Avant Scène Cinéma, 678, décembre 2020.

(2) D’après le CNRTL. https://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9v%C3%A9nement

(3) T. Deshimaru, La pratique du Zen, Paris, Seghers, 1977.

(4) M. Delbrêl, La joie de croire, Paris, Editions du Seuil, 1968.

(5) T. Deshimaru, op. cit.

Interview réalisée par Laurence Aubron

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Image par Gaertringen de Pixabay