Cette semaine, Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, nous parle du lancement, le 20 mai dernier, du « Programme de l’Union européenne pour l’intégrité ».
En effet, et je vais centrer mon propos sur l’idée d’intégrité, qui est au cœur de ce Programme.
Précisons tout d’abord que celui-ci concerne les pays de l’est de l’Europe qui sont partenaires de l’Union, par exemple l’Arménie, l’Azerbaïdjan et l’Ukraine (1). Son objectif est d’aider ces pays « à tirer parti d’une collaboration multilatérale en matière de lutte contre la corruption » (2). À travers lui, l’Union européenne contribue à promouvoir le concept d’intégrité. Très utilisé dans le monde économique et le monde politique, ce concept est intimement lié à la lutte contre la corruption.
L’intégrité dont on parle ici semble concerner les responsables publics.
Il s’agit en effet de l’intégrité publique, que l’OCDE définit comme « la conformité et l’adhésion sans faille à une communauté de valeurs, de principes et de normes éthiques aux fins de protéger l’intérêt général contre les intérêts privés et de lui accorder la priorité sur ces derniers au sein du secteur public » (3).
Cela suppose des ensembles de règles et de procédures.
Absolument, mais il est important de noter qu’au-delà des règles et des procédures, le domaine de l’intégrité, dans le cas qui nous intéresse, c’est l’intérêt général. Il figure dans la définition de l’OCDE que nous venons de citer, et, dans son allocution du 20 mai 2021, le Secrétaire général de l’OCDE affirmait que l’intégrité est considérée comme une solution fondamentale en vue « d’instaurer un monde plus sûr et plus prospère pour tous » (4).
N’est-ce pas logique si l’on pense à la définition du mot ?
En réalité, tous les sens du mot conviennent à la protection de l’intérêt général. C’est le cas de son sens non moral – l’« état d’une chose qui est dans son entier », l’« état de ce qui est sain, intact, qui n’a subi aucune altération » – et c’est le cas de son sens moral – « pureté, probité dans la conduite » et les actes d’une personne (5).
Cette propriété de l’intégrité, qui ne vaut que pour certaines choses, par exemple l’intérêt général, explique en partie sa popularité. Elle explique peut-être aussi pourquoi le concept est souvent employé sans être défini. Mais cette absence de définition peut s’avérer problématique.
On en a tout de même une idée intuitive, comme lorsque l’on parle d’honnêteté ou de probité.
Nous supposons acquises les définitions des termes que nous utilisons dans le langage courant. Mais l’idée intuitive de l’intégrité ne recouvre pas seulement l’intégrité. C’est là le problème.
Vous voulez dire que, quand on parle d’intégrité, on ne pense pas seulement à l’intégrité ?
Oui. Nous l’avons vu, l’intégrité désigne « la qualité ou l’état de ce qui est complet, en totalité ou sans division » (6). On pourrait aussi affirmer qu’elle a la nature d’un idéal caractérisé par une totale incorruptibilité, comme l’indique cette définition : « l’intégrité implique une fiabilité et une incorruptibilité telles qu’il est impossible de trahir la confiance d’autrui ou de trahir nos engagements » (7) – ou encore celle-ci, due au philosophe Alan Montefiore : « Une personne intègre est une personne d’un seul tenant, qui est responsable au double sens où l’on peut se fier à elle et où elle est prête à répondre de ce qu’elle fait ou a fait, une personne qui ne triche pas avec ce qu’elle défend fondamentalement » (8).
Qu’y a-t-il ici de problématique ?
C’est le fait que l’intégrité peut être mise au service de n’importe quelle fin. Comme le disait John Rawls, un tyran peut être intègre, que l’on considère la définition que nous venons de citer – une personne intègre est une personne « qui ne triche pas avec ce qu’elle défend fondamentalement » – ou celle selon laquelle l’intégrité serait un ensemble de vertus, comprenant par exemple la véracité, la sincérité, la lucidité, l’engagement et l’authenticité (9). L’intégrité ressemble au courage, qui peut, lui aussi, être mis au service de n’importe quelle fin. Un criminel peut être courageux et intègre.
Mais l’intégrité dont nous parlons depuis le début a un caractère moral. On n’attend pas seulement d’une personne intègre que sa conduite reflète ses convictions et ses engagements. On exige aussi d’elle que ses actions répondent aux exigences morales que nous avons à son égard (10). Il s’agit d’une intégrité morale au sens où l’entend Albert Musschenga : « pour juger de l’intégrité morale d’une personne, dit-il, on part des vertus, des principes et des valeurs qui sont considérés comme essentiels aux divers rôles sociaux que les gens assument dans la société, et on examine comment ces vertus, principes et valeurs se manifestent dans son comportement » (11).
Cette observation renvoie à la « communauté de valeurs, de principes et de normes éthiques » qui intervient dans la définition de l’intégrité publique selon l’OCDE. Il n’est pas anodin que le mot « éthique » y soit utilisé. Quand on parle d’intégrité dans le genre de contexte que nous avons envisagé, on parle en réalité d’intégrité morale.
(1) « Lancement à haut niveau du Programme UE pour l’intégrité », 20 mai 2021, Allocution d’ouverture de M. Angel Gurría, Secrétaire général, OCDE, Paris, 20 mai 2021 ; voir aussi « L’Union européenne et le Conseil de l’Europe renforcent leur soutien à la bonne gouvernance dans le voisinage oriental de l’UE », Conseil de l’Eruope, 7 mai 2019.
(2)« Lancement à haut niveau du Programme UE pour l’intégrité », op. cit.
(3) « Recommandation de l’OCDE sur l’intégrité publique », OCDE, 2017.
(4) « Lancement à haut niveau du Programme UE pour l’intégrité », op. cit.
(5) A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Paris, Le Robert, 2010, et CNRTL.
(6) L. K. Trevino et K. A. Nelson, Managing business ethics: Straight talk about how to do it right, New York, John Wiley and Sons, 1999.
(7) D’après la définition du Merriam Webster. Je mets les italiques.
(8) A. Montefiore, « Identité morale », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.
(9) Une définition proposée par John Rawls dans A theory of justice, Belknap Press, 1971, tr. C. Audard, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997.
(10) A. W. Musschenga, « Education for moral integrity », Journal of Philosophy of Education, 35(2), 2001, p. 219-235.
(11) Ibid.
Laurence Aubron - Alain Anquetil
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