euradio accueille chaque semaine Alain Anquetil,
professeur émérite de
philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de
philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous vous demandez si la démission de Liz Truss, qui a occupé pendant 44 jours le poste de premier ministre au Royaume-Uni, est vraiment un « cas ».
Ce n’est pas si sûr. Mais Stefan Stern, un spécialiste en management, a écrit qu’il s’agit d’un « cas d’école en matière de mauvais leadership » (1). Toutefois, avant de parler de cas d’école, on devrait se demander si la démission de Liz Truss représente un cas tout court. Ce n’est pas une question facile, car un cas se définit par ce qui arrive ou ce qui peut arriver. Or, nous parlons souvent de choses qui arrivent ou peuvent arriver sans les qualifier de « cas ».
Il faut une définition plus précise.
C’est vrai, et on peut s’arrêter un instant sur la démarche de Stern car elle nous révèle deux choses. Premièrement, le fait de dire que « ceci est un cas » contribue à en faire un cas. Le langage est indispensable : sans lui, il n’y a pas de cas.
Deuxièmement, Stern qualifie le cas (pour lui, c’est un cas de leadership) en même temps qu’il décrit les éléments qui le composent (la démission de Liz Truss, son excès de confiance ou son ignorance de la « brutalité des faits »). Autrement dit, Stern considère que l’événement fait l’objet d’un questionnement. Cela rejoint la remarque du sociologue Jean- Claude Passeron et de l’historien Jacques Revel selon laquelle un cas « pose en tant que tel des questions », et celle d’Hervé Dumez, chercheur en sciences de gestion, qui souligne qu’« un cas n’a de sens que par rapport à un problème scientifique qui le constitue en tant que cas » (2). En bref, c’est « l’ensemble des questions dont on l’investit […] qui fait le cas » (3).
Cela veut dire qu’un cas est une construction ?
C’est exactement ce que souligne le philosophe Serge Boarini à propos du cas moral : « il n’existe que pour un sujet ou pour un groupe de sujets qui confrontent leur conviction à des faits ou à des événements » (4). Cela a d’importantes conséquences. Aujourd’hui, le cas Liz Truss relèverait du leadership, mais plus tard, dans le futur, on pourrait estimer, selon les préoccupations du moment, qu’il implique d’autres types de questionnements.
On peut voir un cas sous différentes perspectives…
Oui, d’ailleurs le journaliste Fraser Nelson voit le cas de Liz Truss sous un angle psychologique quand il affirme qu’elle « est passée de l’audace à la folie et a semblé se délecter de cette folie, comme si l’invraisemblance de son [programme économique] était une preuve de son courage » (5).
On peut préciser encore la définition. Un cas est une parcelle de la réalité, mais comment la délimite-t-on ? Il faut bien que ce qu’on dit être un cas ait une frontière, qu’il soit composé d’un ensemble d’éléments qu’on juge suffisants pour mener une réflexion, y compris d’éléments appartenant au passé. Mais justement, pour comprendre la démission de Liz Truss, jusqu’où faudrait-il aller dans l’analyse de son passé ? Et selon quels critères devrait-on poursuivre ou arrêter sa recherche ?
Un dernier point : si un élément nouveau apparaît, la nature du cas peut en être changée. Imaginons, par exemple, qu’on apprenne que la démission d’un dirigeant politique, que l’on expliquait par un « mauvais leadership », était en fait due à un événement familial. Il est vraisemblable que l’on serait alors amené à reconsidérer le cas. Ces difficultés me semblent conduire à une conclusion prudente : avant d’affirmer que la démission de Liz Truss est un cas, a fortiori un cas d’école, il faut prendre le temps de la réflexion.
(1) S. Stern, « Liz Truss is now a case study in poor leadership », The Conversation, 14 octobre 2022. L’article a été écrit juste avant l’annonce de la démission de Liz Truss. Un cas d’école est « un exemple clair d’un type de situation ou d’événement » (Dictionnaire Collins ; voir aussi « Qu’est-ce qu’un cas d’école ? », Blog Philosophie & éthique des affaires, 31 janvier 2021).
(2) J.-C. Passeron & J. Revel, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », in J.-C. Passeron & J. Revel (dir.), Penser par cas, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005 ; H. Dumez, Méthodologie de la recherche qualitative. Les questions clés de la démarche compréhensive, Vuibert, 2016.
(3) J.-C. Passeron & J. Revel, op. cit.
(4) S. Boarini, Qu’est-ce qu’un cas moral ?, Librairie Philosophique J. Vrin, 2013.
(5) F. Nelson, « Why Liz Truss failed », The Spectator, 15 octobre 2022.
Chronique réalisée par Laurence Aubron.
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