Cette semaine, Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, nous parle de la stratégie fiscale que le président américain Joe Biden a présentée au Congrès le 28 avril 2021. Et d’Adam Smith…
Je me suis en effet demandé ce qu’Adam Smith, le célèbre philosophe et économiste écossais du siècle des Lumières, aurait pensé de la politique fiscale de Joe Biden.
Ce n’est pas une question étrange, car même si Adam Smith a vécu à une époque bien différente de la nôtre, on fait encore appel à lui pour évaluer des faits contemporains. Un nombre significatif d’articles de presse de langue anglaise ont pour titre : « Qu’en penserait Adam Smith ? » On cherche par là une parole de sagesse, spécialement lorsque l’économie, ou l’une de ses dimensions, ne semble pas tourner rond. Car même si Adam Smith apparaît comme une sorte de père fondateur de l’économie de marché et du capitalisme, on sait qu’il avait des positions parfois très critiques.
Sur la place du marché par exemple ?
Il croyait dans le rôle du marché pour garantir la liberté dans les échanges afin d’éliminer, en particulier, l’arbitraire et les rapports de pouvoir. Mais il ne laissait pas toute la place au marché. Il affirmait que l’Etat devait intervenir pour le réguler. D’autant qu’il était sans illusions sur l’intérêt des capitalistes pour un grand marché libre et sur leur souci de l’intérêt public (1).
Pourquoi faites-vous appel à lui à propos de la politique fiscale de Joe Biden ?
D’abord parce qu’on a déjà réfléchi aux conseils qu’Adam Smith pourrait dispenser au président américain. Un article de mars 2021, publié dans un journal conservateur, concluait que « si Smith était vivant aujourd’hui, il encouragerait probablement Biden à réduire, et non à accroître, le rôle du gouvernement dans la vie des gens » (2). Ensuite, à cause d’une formule que le président a utilisée dans son discours du 28 avril : « Il est temps pour les entreprises américaines et les 1% d’Américains les plus riches de payer leur juste part » (3).
Elle montre que Joe Biden s’oppose à la politique fiscale de son prédécesseur, Donald Trump.
Absolument. Joe Biden a d’ailleurs vivement critiqué la réforme fiscale de Donald Trump, qui avait été votée à la fin de l’année 2017 (3). Même si les réductions d’impôts bénéficiaient alors à tous les Américains, elles favorisaient les plus riches.
Le président Biden change d’orientation. Il veut, selon ses mots, se « débarrasser des niches fiscales qui permettent aux Américains gagnant plus d’un million de dollars par an d’être soumis à un taux d’imposition sur leurs gains en capital plus bas que celui auquel les travailleurs américains sont soumis sur les revenus de leur travail » (5).
Adam Smith aurait-il fait le même jugement ?
Oui. L’idée que les plus riches devraient payer leur juste part d’impôts est exprimée dans la première des quatre maximes qui, selon Smith, devraient gouverner la politique fiscale d’un Etat (6). Voici sa formulation originale : « Les sujets d’un Etat doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État ». L’idée de proportionnalité renvoie à la « juste part » dont a parlé Joe Biden, même s’il y a diverses manières de concevoir le « juste » en matière fiscale.
On cite souvent cette maxime de Smith. Même des auteurs marxistes l’ont invoquée pour montrer qu’il aurait été hostile au néolibéralisme contemporain (7). On cite aussi une autre affirmation de Smith, issue de sa quatrième maxime, qui est souvent classée sous l’adage « trop d’impôt tue l’impôt » : « L’impôt peut entraver l’industrie du peuple et le détourner de s’adonner à certaines branches de commerce ou de travail, qui fourniraient de l’occupation et des moyens de subsistance à beaucoup de monde » (8). Joe Biden s’y réfère aussi lorsqu’il précise, je le cite, qu’il « n’alourdira pas le fardeau fiscal de la classe moyenne de ce pays ». Encore une allusion à la justice, une valeur morale que Smith jugeait essentielle, aussi bien dans la vie sociale en général que dans la vie économique et, nous l’avons vu, en matière fiscale.
(1) On pourra consulter mon chapitre sur Adam Smith publié dans l’ouvrage Economic theory and globalization, T. Hoerber et A. Anquetil (dir.), Palgrave Macmillan, 2019.
(2) Mark Jemison, « Adam Smith’s advice to President Biden », The Lowell Sun, 21 mars 2021.
(3) « Pour ses 100 jours au pouvoir, Joe Biden présente son plan pour les familles », Capital, 29 avril 2021.
(4) « Les gagnants et les perdants de la réforme fiscale de Donald Trump », Le Monde, 20 décembre 2017.
(5) « Biden tells rich to ‘pay their share’ with tax hikes and asks Kamala to help push his $2.3T ‘blue-collar blueprint’ jobs plan in address to Congress slammed by Republicans as a ‘boring, socialist dream’ », Daily Mail, 29 avril 2021.
(6) A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776, ed. R. H. Campbell and A. S. Skinner, Oxford University Press, 1976, tr. fr. G. Garnier revue par A. Blanqui, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, GF-Flammarion, 1991.
(7) Voir « What would Adam Smith have thought of neoliberalism? », Fightback, septembre 2013.
(8) A. Smith, An Inquiry…, op. cit.
Laurence Aubron - Alain Anquetil
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Image par Matt Kieffer, CC BY-SA 2.0