La chronique philo d'Alain Anquetil

La Grande Démission et la « production de soi » - La chronique philo d'Alain Anquetil

La Grande Démission et la « production de soi » - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de la « Grande Démission ».

L’expression « Great Resignation », traduite par « Grande Démission », a été inventée par un universitaire américain (1). Elle désigne un phénomène apparu en avril aux Etats-Unis : un nombre record de gens quittent leur travail. Ils démissionnent. Le record a été de nouveau battu cet été (2), le niveau de démission reste élevé et des études ont montré qu’un nombre important de salariés, environ 40%, étaient prêts à quitter leur emploi à plus ou moins brève échéance (3).

On peut y voir l’influence de la pandémie.

Bien sûr. Elle a pu retarder des démissions, les salariés préférant attendre pour voir, elle a permis à certains d’entre eux, le niveau de la Bourse aidant, à disposer de liquidités qui leur permettent d’attendre, et elle a pu révéler un manque de reconnaissance de la part de leur employeur (4).

Ces salariés ont confiance dans l’avenir, mais leur épargne va s’épuiser…

Cela conduit certains experts à relativiser le phénomène (5). Mais il n’y a pas que l’épargne ou, plus généralement, l’idée des démissionnaires qu’ils sont en position de force sur le marché du travail. La « Grande Démission » révèlerait aussi des interrogations sur le sens du travail ou sur l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle (6). Comme le dit Paul Krugman, certains salariés « reconsidèrent leurs choix de vie » et un nombre important d’entre eux « semble prêt à prendre le risque d’essayer quelque chose de différent » (7).

Ces observations suggèrent que la « Grande Démission » ne serait pas un simple message (8). Elle pourrait signaler un désir de « production de soi », selon les termes d’André Gorz. C’est du moins une question que l’on peut se poser compte-tenu de l’ampleur du phénomène.

Que recouvre la « production de soi » ?

On peut comprendre de façon littérale cette faculté humaine : se produire soi-même. Elle recouvre, selon Gorz, « des pratiques par lesquelles les individus développent et enrichissent leurs capacités et leurs savoirs dans les interactions quotidiennes » (9). C’est elle qui permet à chacun « d’interagir, de communiquer, d’apprendre, d’évoluer » (10), en s’appropriant et en développant à ses propres fins des connaissances acquises ou disponibles dans la société, par exemple à travers l’éducation ou la « culture commune » (11). 

La production de soi est exploitée par les entreprises, qui recherchent des employés disposant de « compétences sociales », si bien que, selon les termes de Gorz, « le travail de production de soi [se trouve désormais] soumis à l’économie, à la logique du capital » (12). Il n’est plus au service de la personne, il n’a plus pour vocation son épanouissement. 

Mais la « Grande Démission » pourrait changer les choses. L’une des conséquences de la pandémie, qui est associée au mouvement de démission, est l’accroissement de l’activité domestique. On lit qu’« aujourd’hui, de plus en plus de familles travaillent à la maison, cuisinent à la maison, s’occupent des enfants à la maison, se divertissent à la maison, et même scolarisent leurs enfants à la maison » (13). On a même parlé de la famille Do-it-yourself, la famille autonome où l’on fait les choses soi-même sans se soumettre à des demandes extérieures. Il s’agit sans doute d’un exemple de production de soi en-dehors du travail, mais aussi, pour ceux qui s’inscrivent dans la philosophie de Gorz, d’un moyen parmi d’autres de sortir du travail. 

(1) Voir « Anthony C. Klotz outlines the four trends that led to the term ‘The Great Resignation’ », The Washington Post Live, 24 septembre 2021.

(2) Voir « A record number of workers are quitting their jobs, empowered by new leverage », The Washington Post, 12 octobre 2021.

(3) « The Great Resignation: How employers drove workers to quit », BBC, 1er juillet 2021.

(4) Sur ce dernier point, voir le cas de Jennifer Booth dans « A record number of workers are quitting their jobs, empowered by new leverage », op. cit.

(5) Un expert affirme par exemple que « les travailleurs tiennent bon jusqu’à ce que leurs économies disparaissent. Les entreprises tiennent bon jusqu’à ce que leurs clients disparaissent. Peut-être que l’un ou l’autre cédera, ou peut-être qu’il y aura un compromis. » (« Will Covid really change the way we work? », The New York Times, 21 octobre 2021.)

(6) D. Thompson, « The Great Resignation is accelerating », The Atlantic, 5 octobre 2021, traduit dans Le Point, « La ‘Grande Démission’ est en train d’accélérer », 28 octobre 2021

(7) P. Krugman, « The revolt of the American worker », The New York Times, 14 octobre 2021.

(8) « America’s unemployed are sending a message: They’ll go back to work when they feel safe – and well compensated », The Washington Post, 10 octobre 2021.

(9) « Ecologie et socialisme », entretien avec André Gorz, Ecologie & Politique, 24(1), 2002, p. 71-95.

(10) A. Gorz, « Economie de la connaissance, exploitation des savoirs », entretien avec Carlo Vercellone et Yann Moulier Boutang, Multitudes, 15(1), 2004, p. 205-216.

(11) A. Gorz, « ‘La personne devient une entreprise’. Note sur le travail de production de soi », Revue du MAUSS, 18(2), 2001, p. 61-66.

(12) Ibid.

(13) D. Thompson, op. cit.

Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet

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