La chronique philo d'Alain Anquetil

Le sentiment de culpabilité de ceux qui ont déclenché la guerre en Ukraine

Le sentiment de culpabilité de ceux qui ont déclenché la guerre en Ukraine

Nous accueillons chaque semaine sur euradio Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler du sentiment de culpabilité de ceux·celles qui ont déclenché la guerre en Ukraine le 24 février 2022.

Le sujet m'a été inspiré par une phrase du philosophe Jean-François Riaux : « La grandeur des souverains […] s’apprécie bien souvent à l’aune de la responsabilité morale qu’ils entendent incarner » (1).

Dans son article, Jean-François Riaux discute d’une formule de Virgile dans laquelle une personne, qui pourrait être un souverain, s’accuse d’un tort qu’elle a causé afin d’éviter qu’une autre soit sanctionnée à sa place. Autrement dit, elle revendique sa responsabilité morale.

Cette formule est la suivante : « C’est moi, c’est moi, me voilà, qui ai tout fait ; tournez contre moi votre fer [votre épée] ! » (2).

Quel était le contexte ?

Les faits, qui relèvent de la mythologie, sont exposés par Virgile (70-19 avant J.-C.) dans son Enéide.

Deux Troyens, qui combattent dans le Latium, s’enfuient la nuit dans la forêt, mais l’un d’eux, le plus jeune, est capturé.

L’autre Troyen, Nisus, qui, « sans songer à [son ami], avait échappé aux ennemis », rebrousse chemin (3). Pour délivrer son ami, il tire deux flèches qui tuent deux soldats ennemis. Leur chef, qui ne sait d’où viennent les flèches, crie au captif Troyen qu’il lui fera payer ces morts et s’élance vers lui avec son épée.

C’est alors que Nisus, « épouvanté, hors de lui-même, […] jette un cri : ‘C’est moi, c’est moi, me voilà, qui ai tout fait ; tournez contre moi votre fer !’ ».

L’horreur qui saisit Nisus s’explique non seulement par son « manque de discernement », mais aussi par l’attachement qu’il éprouvait pour son ami. Ce qui fait dire à Jean-François Riaux que « lorsque l’adversité s’apprête à amputer d’un de ses membres le couple que l’on forme, celui qui, par sa précipitation ou sa légèreté, est cause d’un tel malheur ne peut qu’éprouver un effroyable sentiment de culpabilité ».

Cette culpabilité paraît éloignée de celle que pourraient éprouver les responsables de la guerre en Ukraine…

En effet : on ne voit pas ici un dirigeant s’écrier comme Nisus : « C’est moi le coupable ! », et la formule de Virgile surgit dans un contexte où la faute est individuelle et involontaire, et où il existe de surcroît une relation étroite entre deux personnages.

Quels enseignements peut-on alors tirer de ce cas ?

D’abord l’émotion morale de culpabilité – « se sentir coupable incite à réparer le tort fait à autrui, à s’excuser ou à reconnaître sa faute », selon le philosophe Nicolas Baumard – est bien présente dans ce cas (4).

Mais surtout, la formule de Virgile établit un lien entre le moi et l’action : « C’est moi qui ai agi ».

En criant cela, Nisus le Troyen a effacé tous les obstacles qui peuvent exister entre le moi et l’action.

L’un des premiers obstacles, c’est l’action elle-même : « Le plus souvent […] je suis tellement dans ce que je veux que je ne me remarque pas moi-même voulant », observe Paul Ricœur (5).

Mais il y en a quantité d’autres : la distance par rapport aux victimes de la guerre qu’un dirigeant a déclenchée, ses croyances, des idéologies, les structures du pouvoir, etc.

Ce que montre la formule de Virgile, c’est un sentiment de culpabilité à l’état brut que le moi, ou la personne « réelle », exprime sans détour et sans calcul – « sans calcul » incluant même l’absence de recherche d’un salut ou d’une rédemption morale.

On n’imagine pas hélas ! que pareil sentiment de culpabilité puisse s’exprimer chez ceux·celles qui portent la responsabilité·e de la guerre en Ukraine.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.


(1) J.-F. Riaux, « De la culpabilité, de la responsabilité et de l’amour. ‘Me, me, adsum qui feci, in me convertite ferrum…’ », L’Enseignement philosophique, 71(1), 2021, p. 35-45.

(2) Jean-François Riaux reprend la traduction de Jacques Perret, Virgile, Énéide, éd. Les Belles Lettres, 1980.

(3) La traduction est ici celle d’Auguste Nisard, Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868, disponible en ligne.

(4) N. Baumard, « La morale comme organe de l’esprit. Des philosophes des Lumières à la psychologie contemporaine », in A. Masala & J. Ravat (dir.), La morale humaine et les sciences, Éditions Matériologiques, 2011. Nicolas Baumard précise que le sentiment de culpabilité est « plus intense si [le coupable] a des liens d’amitié et de coopération avec ceux auxquels il a nui », ce qui convient au cas de Nisus et de son ami.

(5) P. Ricœur, Philosophie de la volonté. I – Le volontaire et l’involontaire, Aubier, 1950.