La chronique philo d'Alain Anquetil

La douceur peut payer, y compris dans les relations internationales

Photo de Evie Shaffez - Pexels La douceur peut payer, y compris dans les relations internationales
Photo de Evie Shaffez - Pexels

Chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA, École de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.

Bonjour Alain Anquetil ! Aujourd’hui, vous allez nous parler de la place de la douceur (ou de son absence) dans le contexte géopolitique actuel.

Un récent éditorial de Dominique Seux dans les Echos avait pour titre « Quand la force paie (hélas) » (1). Il y parlait de la politique du président Trump, évoquant une « mise en scène de la loi du plus fort » dans laquelle « tous les coups sont permis ». On pourrait, hélas, appliquer ce constat à d’autres faits de l’actualité géopolitique.

Cependant, si la défense des intérêts nationaux et la puissance sont des dimensions importantes des relations internationales, elles n’excluent pas que la douceur puisse y jouer un rôle, au-delà des stratégies d’influence douce propres au « soft power » (2). Jacqueline de Romilly évoquait ainsi la « douceur des rois » dans la Grèce antique (3). Elle notait que « le rôle des bons rois est, ‘au lieu d’être durs et cruels envers tous et de négliger leur propre salut, de diriger l’Etat avec tant de douceur et de respect des lois que personne n’ose comploter contre eux’ » (4).

Ces rois ont intérêt à être doux pour ne pas être renversés...

En parlant d’« intérêt », vous donnez à la douceur une valeur « instrumentale » : elle est au service d’autres fins et peut même être immorale. « On peut être doux pour servir ou pour asservir », remarquait Jacqueline de Romilly.

L’idée de la douceur comme « calcul rationnel » se trouve aussi chez Pascal. Le professeur de littérature Jean-Pierre Landry observe que « Pascal prône la douceur dans une seule perspective, celle de l’efficacité », qu’elle est pour lui « une sorte de délicatesse appliquée à l’argumentation », où il s’agit « de faire trouver la vérité par l’interlocuteur lui-même, ou […] de lui laisser croire qu’il a lui-même trouvé cette vérité » (5). Pour Pascal, « la douceur est […] une tactique, une habileté stratégique, plus encore qu’un respect prévenant d’autrui ».

Jusqu’à être plus efficace que la violence ?

Cela dépend des contextes. La Fontaine conclut sa fable « Phébus et Borée » par cette formule bien connue : « Plus fait douceur que violence » (6). Phébus (le soleil) représente la douceur, Borée (le vent du nord) la violence. Ils se demandent lequel des deux parviendra à ôter le manteau qu’un cavalier a revêtu pour se protéger du mauvais temps de l’automne. Borée, plein de prétention, a beau souffler en faisant « un vacarme de démon », le voyageur conserve son manteau. C’est au tour de Phébus. Il réchauffe l’atmosphère et contraint le voyageur à se dépouiller de son vêtement. La douceur a surpassé la violence.

Est-elle toujours plus efficace ?

Non. « Plus fait douceur que violence » n’exclut pas que la violence puisse être légitime. Aristote, qui définit la douceur comme le juste milieu entre le « caractère difficile » et le « caractère servile », entre l’irascible et l’impassible, considère que la personne douce « ne se fâche ni trop tôt ni trop tard, ni contre qui [elle] ne le doit pas mais bien contre qui [elle] le doit » (7).

De son côté, André Comte-Sponville se demande s’il faut, « par douceur, prôner la non-violence » (8). Il répond que « la non-violence, poussée à l’extrême, nous interdirait de combattre efficacement la violence criminelle ou barbare ». Il cite ce propos de Simone Weil : « La non-violence n’est bonne que si elle est efficace ». Mais Simone Weil disait aussi qu’il faut « s’efforcer de substituer de plus en plus dans le monde la non-violence efficace à la violence » (9).

Cela signifie donc que l’on « choisit » la douceur, qu’elle résulte d’un calcul…

Mais elle est aussi une vertu, comme nous venons de le voir avec Aristote. André Comte-Sponville la décrit comme « un courage sans violence, une force sans dureté, un amour sans colère », Jacqueline de Romilly comme une « disposition à accueillir autrui comme quelqu’un à qui l’on veut du bien » (10).

L’un des effets secondaires de cette disposition, c’est d’attirer « la sympathie, la fidélité, le dévouement de ceux qui en sont l’objet » (11). C’est justement pour produire de tels effets que l’on peut, notamment dans le champ politique, chercher à se conduire avec douceur.

Et avec hypocrisie…

Même si l’on met de côté cet usage faux et artificiel de la douceur, elle peut être jugée inefficace si on la confond avec la naïveté, la mollesse ou l’aveu de sa propre faiblesse, en particulier dans les situations de conflit. Cela signifie que, lorsqu’on « l’utilise » dans ce genre de contexte, on doit faire preuve d’intelligence pratique. Mais elle peut être un atout, y compris dans le cas de la politique économique actuelle des Etats-Unis…

Vous pensez aux tarifs douaniers imposés par l’administration Trump…

Et à leur suspension le 9 avril 2025 pour 90 jours, sauf pour la Chine (12), un changement qui est d’ailleurs en soi une forme de brutalité.

Avez-vous un exemple de « réponse douce » à cette « brutalité » ?

On pourrait qualifier de « douce » la réaction du premier ministre de Singapour, Lawrence Wong, à l’annonce de droits de douane de 10% imposés par l’administration américaine, alors que la cité-Etat n’impose aucun droit sur les produits américains et connaît un déficit commercial avec les Etats-Unis (13). Wong a simplement déclaré :

« Nous sommes très déçus par la décision des États-Unis, surtout si l’on considère l’amitié profonde et de longue date entre nos deux pays. Ce n’est pas le genre de chose que l’on fait à un ami » (14).

Référence à la valeur d’une amitié véritable et sincère, aux conséquences subjectives et affectives de la décision américaine (la « déception »), et, surtout, absence de volonté de rétorsion : voici une réponse combinant douceur et respect.

On peut certes la rapporter à la différence de puissance entre les Etats-Unis et Singapour, mais elle constitue aussi la première étape d’une possible négociation, et un avertissement que l’on pourrait traduire ainsi : « nous répondons avec douceur parce que nous comptons sur notre amitié, mais si elle venait à être effectivement trahie, nous pourrions être contraints, par votre faute, à changer de politique ». Ce n’est qu’une interprétation, mais il ne fait aucun doute que, d’une façon générale, on peut faire beaucoup de choses grâce à la douceur.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.

Sources

(1) « Quand la force paie (hélas) », Les Echos, 1 avril 2025.

(2) Sur le soft power et la politique de l’administration Trump, voir l’article de Philip S. Golub, « Les masques du ‘soft power’. Quand les États-Unis prétendaient séduire plutôt que dominer », Le Monde diplomatique, 1er avril 2025.

(3) J. de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Les Belles Lettres, 1979.

(4) Ibid. Jacqueline de Romilly cite le rhétoricien Isocrate, contemporain d’Aristote.

(5) J.-P. Landry, « Pascal et la douceur. Une rêverie herméneutique sur les Pensées », Cahiers du GADGES, n°1, 2003, p. 117-127.

(6) La Fontaine, Fables, édition de Jean-Charles Darmon et Sabine Gruffat, Le Livre de Poche, 2002.

(7) Aristote, Éthique à Eudème, tr. V. Décarie, Vrin, 1997.

(8) A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995.

(9) S. Weil, La pesanteur et la grâce, Librairie Plon, 1948.

(10) A. Comte-Sponville, op. cit., J. de Romilly, op. cit. Ceci renvoie à la dimension positive de la douceur, qui correspond à l’idée commune que nous en avons : « qualité de ce qui produit une impression agréable et tranquille sur l'âme, l'esprit, le cœur, l'imagination », « qualité de ce qui est dépourvu de rigueur, de sévérité » (source : CNRTL).

(11) J. de Romilly, op. cit.

(12) « Droits de douane : coup de tonnerre, Trump suspend une partie des droits réciproques pour 90 jours », Les Echos, 9 avril 2025.

(13) « Singapore says US tariffs not what ‘one does to a friend’ », The Economic Times, 8 avril 2025.

(14) Ibid.