La chronique philo d'Alain Anquetil

Pourquoi les « mercenaires de la désinformation » sont bien des mercenaires ?

Pourquoi les « mercenaires de la désinformation » sont bien des mercenaires ?

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’enquête mondiale sur les « mercenaires de la désinformation » qui a été menée par le consortium de journalistes Forbidden Stories.

Ce réseau collaboratif de médias internationaux a mené une enquête dite « Story Killers » sur l’« industrie mondiale de la désinformation » (1). Elle était notamment motivée par l’assassinat en 2017 de la journaliste indienne Gauri Lankesh, qui allait publier un article sur « l’ère des fausses informations » (2).

Dans cette enquête, le mot « mercenaire » a été employé à plusieurs reprises pour qualifier des consultants, des lobbyistes ou des influenceurs. Il vaut la peine de s’y arrêter un instant.

Pourquoi ?

Parce que le mot « mercenaire » renvoie aux conditions dans lesquelles, pour reprendre le langage d’Adam Smith, une société peut subsister (3).

L’usage moderne du mot « mercenaire » se rapporte à « des étrangers qui servent dans une armée pour de l’argent » (4). Mais son sens a le plus souvent une valeur péjorative : comme adjectif, il décrit une personne qui ne travaille que pour en tirer un avantage financier et qui, par ailleurs, est aisée à corrompre (5).

C’est ce sens que l’on retrouve dans l’enquête Story Killers ?

Oui. On y lit par exemple que tel « mercenaire» de la désinformation est « principalement motivé par le profit », ou que des « mercenaires de l’influence numérique se battent essentiellement pour le compte de ceux qui les paient ».

Ils menacent la démocratie ?

Le consortium parle en effet « de mercenaires et d’officines capables, partout dans le monde, de vendre leurs services aux plus offrants, menaçant ainsi la liberté d’expression et la démocratie ».

Pourquoi citiez-vous Adam Smith ?

À cause de ce qu’il disait des types de liens qui peuvent unir les membres des sociétés humaines et du rôle essentiel qu’y joue la justice pour qu’elles puissent subsister.

Lorsque les relations y sont produites par l’amour ou l’amitié, « la société est florissante et heureuse » et les personnes qui y vivent se prêtent assistance les unes aux autres avec désintéressement (6).

Mais une société dans laquelle les liens seraient purement intéressés – ils se réduiraient à des échanges de biens – ne serait pas nécessairement vouée à disparaître.

Adam Smith emploie à son propos l’adjectif « mercenaire », qu’il faut comprendre dans son sens ancien de rétribution en échange d’un travail : une telle société pourrait « toujours être soutenue par l’échange mercenaire de bons offices selon des valeurs convenues », résultant d’un accord entre les parties.

Donc cet « échange mercenaire » ne menace pas l’existence de la société…

Sauf si la justice en est absente.

Smith considérait que la justice est « le pilier principal » qui soutient toute société humaine – la bienfaisance n’en est qu’un ornement. Car toute société « ne peut se maintenir sans que les lois de justice soient passablement respectées ». Même une société de brigands et d’assassins comporterait des règles les empêchant « de se voler ou de s’assassiner ».

Le problème du type de mercenaire que décrit le consortium Forbidden Stories, c’est justement qu’il contribue à l’affaiblissement ou à la destruction de la justice. Il menace les démocraties, voire les sociétés elles-mêmes. Non seulement le « monde secret où des mercenaires vendent au plus offrant des services alliant cyber-espionnage, armée de trolls ou manipulation d’élections » n’est pas réglementé – il est dépourvu de règles de justice –, mais il favorise aussi l’extension des domaines de l’injustice et de la violence.

On retrouve là l’une des raisons de l’existence du consortium, qui est de défendre la justice – et de défendre celles et ceux qui dénoncent les injustices.

(1) Voir le site de Forbidden Stories : « Story Killers, une enquête mondiale sur les mercenaires de la désinformation », https://forbiddenstories.org/fr/case/story-killers/ ainsi que les médias qui y ont participé.

(2) Voir le premier volet de l’enquête https://forbiddenstories.org/fr/story-killers/gauri-lankesh-ere-fausses-informations/. Les deux phrases d’introduction de cette chronique reprennent des termes de Forbidden Stories.

(3) A. Smith, Theory of Moral Sentiments, 1759, tr. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999.

(4) A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Paris, Le Robert, 2010.

(5) Issu d’A. Rey (dir.), op. cit., et de l’article « mercenaire » du CNRTL. https://www.cnrtl.fr/definition/mercenaire

(6) A. Smith, op. cit. Les citations qui suivent proviennent de cette source.

L'équipe

Entretien réalisé par Laurence Aubron.