Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui Alain Anquetil, vous allez nous parler de la récente Déclaration du Conseil de l’Union européenne sur les droits et principes numériques.
Cette déclaration établit un lien entre les valeurs et les citoyens (1). Elle vise en effet « à promouvoir les valeurs européennes dans le cadre de la transformation numérique, en plaçant les citoyens au cœur du processus ». Il s’agit, selon un autre texte de l’Union, de « pouvoir compter sur des citoyens autonomes et qualifiés en matière numérique » (2).
Ce qui est intéressant ici, c’est qu’il n’est pas demandé aux citoyens européens de se conformer aux valeurs européennes, mais de les découvrir et de les réaliser à travers leur pratique du numérique.
Mais les valeurs influencent les pratiques ?
C’est une relation réciproque : les valeurs influencent les pratiques et les pratiques les façonnent ou font émerger de nouvelles valeurs.
Le concept d’« expérience » permet de saisir cette relation. Il concerne le rapport des personnes avec leur environnement.
Pouvez-vous préciser ce que recouvre une « expérience » ?
Jean Greisch remarque que, « paradoxalement, le concept d’‘expérience’ est un des moins élucidés qui soient » (3). Mais on peut tout de même le préciser. Dans le cas qui nous intéresse, l’expérience n’est pas seulement un « vécu psychologique ou mental des sujets », pas plus qu’elle ne correspond uniquement à l’idée d’expérimentation, une « confrontation » avec le monde qui est contrôlée par le sujet (4). L’expérience est fondamentalement une « interaction ». Commentant la conception du philosophe américain John Dewey, le philosophe Gérard Deledalle décrit cette interaction à l’aide d’une image : « Il n’y a pas, d’un côté, l’homme ou un organisme et, de l’autre, le milieu ou un environnement, pas plus qu’il ne peut y avoir, d’un côté, le poisson et, de l’autre, l’eau » (5).
Cela veut dire que nous vivons constamment des expériences ?
Oui, l’expérience est un processus continu parce que les êtres humains interagissent en permanence avec leur environnement. Mais l’environnement agit aussi sur les sujets. Selon les mots du sociologue Jean Foucart, il contribue au « travail de structuration de la situation et d’organisation des conduites, en particulier via les sollicitations qu’il présente, qui sont fonction des dispositions de l’organisme à leur répondre » (6).
On peut préciser encore ce qu’il se passe dans la relation continue entre les êtres humains et leur environnement. On y trouve la capacité que nous avons d’agir pour le transformer, mais aussi la passivité qui peut caractériser une expérience, c’est -à- dire ce que nous éprouvons. Mais pour qu’il y ait expérience – et nous reprenons ici la conception de John Dewey –, il faut aussi qu’il y ait « réflexion ».
Le philosophe Etienne Bourgeois résume l’articulation entre activité, passivité et réflexion : « Il ne peut y avoir ‘expérience’ que si ces trois processus sont conjointement présents : s’il y a à la fois action du sujet sur son environnement, éprouvé cognitif, affectif et corporel par le sujet de l’impact […] de son action sur son environnement, et construction de sens par la pensée réflexive conduisant à saisir les liens entre » l’action et ce que le sujet a éprouvé (7).
Et l’expérience peut produire des valeurs ?
Oui, les valeurs (par exemple, dans notre cas, la protection de la vie privée et le contrôle des données) font en quelque sorte partie des leçons que l’on peut tirer de l’expérience. Mais de nouvelles expériences peuvent sans cesse remodeler ces valeurs et modifier la manière dont nous les appliquons.
L’important, pour l’Union européenne, c’est que les citoyens aient conscience de leur importance dans le domaine du numérique et participent activement, plutôt que passivement, à leur application.
Entretien réalisé par Laurence Aubron
(1) « Déclaration sur les droits et principes numériques : les valeurs et les citoyens de l’UE au cœur de la transition numérique », Communiqué de presse du Conseil de l’Union européenne, 14 novembre 2022. La phrase complète est la suivante : « La déclaration vise à promouvoir les valeurs européennes dans le cadre de la transformation numérique, en plaçant les citoyens au cœur du processus et en faisant en sorte que tous les citoyens, les entreprises et la société dans son ensemble tirent parti des technologies numériques ».
(2) « Une boussole numérique pour 2030 : l’Europe balise la décennie numérique », Communication de la Commission au Parlement Européen, au Conseil, au Comité Économique et Social Européen et au Comité des Régions, 9 mars 2021. Voici la phrase complète : « Dans le monde de demain, si nous voulons maîtriser notre destin et pouvoir nous fier aux moyens, aux valeurs et aux choix qui sont les nôtres, nous devons pouvoir compter sur des citoyens autonomes et qualifiés en matière numérique, sur une main-d’œuvre dotée de compétences numériques et sur des experts du numérique bien plus nombreux qu’aujourd’hui ».
(3) J. Greisch, « Expérience », Dictionnaire de la philosophie, Encyclopædia Universalis France, 2016. Chronique Euradio – n°72 – 1 er décembre 2022
(4) La première citation vient de J. Greisch, « Les multiples sens de l’expérience et l’idée de vérité », Recherches de Science Religieuse, 91(4), 2003, p. 591-610, la seconde est inspirée de « Expérience » (CNRTL).
(5) G. Deledalle, John Dewey, Presses Universitaires de France, « Pédagogues et pédagogies », 1995.
(6) J. Foucart, « Pragmatisme et transaction. La perspective de John Dewey », Pensée plurielle, 33-34(2), 2013, p. 73-84.
(7) E. Bourgeois, « Entre aliénation et émancipation : les figures du sujet de l’expérience », Travail et Apprentissages, 12(2), 2013, p. 79-93.