La chronique philo d'Alain Anquetil

Le principe « Vivre et laisser vivre » ne semble pas s’appliquer à la guerre en Ukraine

Le principe « Vivre et laisser vivre » ne semble pas s’appliquer à la guerre en Ukraine

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’absence apparente de trêves tacites entre soldat·es ukrainien·nes et russes sur la ligne de front.

Le quotidien 20 Minutes en a parlé dans deux articles parus au moment de Noël, lorsque s’est posée la question d’une trêve (1).

L’historienne Odile Roynette observe que, pour qu’une trêve tacite ait lieu, « il faut que le front soit stable, afin que les deux camps ennemis se retrouvent dans une situation de vie quotidienne à très grande proximité, il faut que les soldats se reconnaissent non plus comme étrangers, mais [comme appartenant à] une même humanité qui survit dans des conditions terribles, et qu’une forme de lassitude de la guerre s’installe » (2).

Ce n'est sans doute pas le cas dans la guerre en Ukraine…

L’animosité entre les deux camps semble interdire la possibilité de trêves, mais celles dont parlait Odile Roynette étaient décidées par les soldat·es eux·elles-mêmes, non par les pouvoirs politiques ou militaires, si bien que l’on ne peut exclure que des trêves tacites entre soldat·es aient eu lieu ou puissent avoir lieu sur le front ukrainien.

Elles seraient mal perçues par les autorités des deux camps.

Comme cela a été le cas au cours de la Première Guerre mondiale.

On peut évoquer ici un principe, celui du « vivre et laisser vivre », qui serait au fondement des trêves tacites (3).

« Vivre et laisser vivre » est un proverbe qui signifie « qu’il faut laisser les autres se comporter comme ils l’entendent et ne pas les critiquer parce qu’ils se comportent différemment de nous » (4).

Appliqué à la guerre, il désigne « une sorte d’entente sympathique entre soldats pour leur protection et leur sécurité mutuelles » (5).

Bien qu’ils soient adversaires…

Ce fait apparemment incontestable est l’une des conditions qui ont conduit le chercheur en sciences politiques Robert Axelrod à conceptualiser les « ententes sympathiques » de la première guerre mondiale (6).

Il observe que « nous sommes [ici] en présence d’une situation où la coopération apparaît en dépit d’un puissant antagonisme entre les [adversaires] ».

Si la coopération entre soldat·es ennemi·es peut émerger spontanément, sans accord formalisé, c’est parce que la structure de leurs interactions, dans les contextes particuliers où règne un certain « calme » entre des unités se faisant face, est celle d’un « dilemme du prisonnier ».

Dans une telle structure, il est plus avantageux pour les participant·es de coopérer, mais chacun est tenté de faire cavalier seul : si cela se produit, chacun se retrouve alors dans une situation pire que celle dans laquelle ils auraient coopéré.

Si l’interaction se répète, la coopération tend à émerger : cela signifie que chaque camp se retient d’agresser l’autre camp afin d’éviter une destruction mutuelle.

Mais cela se produit quand même…

Oui, les trêves tacites demeurent « locales » et supposent que des conditions soient réunies.

On notera aussi que le principe « Vivre et laisser vivre » n’exige pas le souci d’autrui, la bienveillance ou la recherche de l’amitié.

C’est un principe froid et impersonnel qui exige l’indifférence à l’égard de la façon de vivre des autres : « La vie des gens est leur propre affaire », note le philosophe Joseph Raz, dans un contexte où « Vivre et laisser vivre » se comprend comme un ingrédient de la pensée libérale (7).

Il possède l’indifférence du statu quo et du laissez-faire, et ce genre d’indifférence ne pèse pas lourd quand il s’agit de défendre son territoire contre un agresseur : « Vivre et laisser vivre ? Mais puisqu’on ne nous laisse pas vivre, il n’est pas question de nous laisser mourir ! ».

Entretien réalisé par Laurence Aubron.


(1) « Guerre en Ukraine : Les trêves de Noël sont des ‘parenthèses qu’il ne faut pas idéaliser’ », 20 Minutes, 24 décembre 2022, et « Guerre en Ukraine : Avec cette courte trêve, Vladimir Poutine relance sa ‘politique intérieure’ », 20 Minutes, 6 janvier 2023.

Il n’a pas été question de trêve pour le Noël catholique, mais le président russe annonça une trêve pour le Noël orthodoxe, qui a été considérée comme une « opération de relations publiques » et n’a pas été respectée (A. E. Kramer, « Attacks continue in Ukraine despite Russia’s supposed cease-fire », New York Times, 6 janvier 2023). Il n’y en a pas eu pour les fêtes de Pâques orthodoxe (« No Easter truce in Ukraine: relentlessly bombed, the people pray for victory and avril for an end to the war », agensir.it, 17 avril 2023).

(2) « Guerre en Ukraine : Les trêves de Noël sont des ‘parenthèses… », op. cit.

Odile Roynette fait notamment référence aux trêves qui eurent lieu au cours de la première guerre mondiale.

(3) Il a été décrit par le sociologue Tony Ashworth dans Trench warfare 1914-18: The live and let live system, Holmes & Meier, 1980.

(4) Collins Dictionary.

(5) M. B. Edwards, revue de Trench warfare 1914-18: The live and let live system, de Tony Ashworth, Naval War College Review, 34(3), 1981, p. 106-107. La citation se réfère à certaines situations de la première guerre mondiale.

(6) R. Axelrod, The evolution of cooperation, Basic Books, 1984, tr. M. Garène, Comment réussir dans un monde d’égoïstes. Théorie du comportement coopératif, Editions Odile Jacob, 1996.

(7) J. Raz, The morality of freedom, Clarendon Press, 1986.