Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’agitation qui a marqué les débats à l’Assemblée nationale à propos de la réforme des retraites.
Je voudrais revenir sur les demandes répétées de la Présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, à l’attention de certains de ses collègues afin qu’ils·elles respectent le règlement – par exemple, le 16 mars : « Je demande à chacun des parlementaires qui brandissent une pancarte de l’abaisser immédiatement : le règlement l’interdit » (1).
Ce propos relie le désordre au sein de l’Assemblée et la violation d’une règle de conduite qui s’impose aux députés.
Yaël Braun-Pivet elle-même n’a pas employé le mot « désordre », mais des mots équivalents ont été employés – et on a parlé de désordre pour dénoncer la manière dont les débats se sont déroulés dans l’hémicycle (2).
Le désordre a mauvaise réputation…
L’anthropologue Jonathan Marshall note en effet que, pour les partisan·es de l’ordre, le désordre est un mal parce qu’il « sort des catégories qu’ils utilisent pour classer et ordonner le monde ». En outre, le mot « désordre » peut aussi être utilisé à des fins rhétoriques et politiques (3).
Dans notre cas, le désordre avait un caractère objectif, celui d’un « manquement à l’ordre établi » (4).
On retrouve le manquement aux règles…
Oui, le désordre apparaît comme l’« état défectueux de ce qui n’est pas réglé, organisé, administré correctement » (5).
Georges Burdeau, spécialiste de droit public et de science politique, notait que « tout manquement aux règles expresses ou implicites qui structurent […] l'édifice social constitue un désordre », que « le désordre apparaît comme un refus de la règle » (6).
Mais tous les désordres n’entrent pas dans cette catégorie…
Non, bien sûr. Nous parlons ici d’un désordre social, mais le désordre est aussi étudié dans les sciences de la matière et dans les sciences de la vie, les problèmes étant notamment de savoir si le monde est effectivement ordonné, comment l’ordre émerge du désordre ou comment l’ordre et le désordre peuvent co-exister.
Dans notre cas, la qualification de désordre dépend du niveau auquel on s’intéresse.
Si l’on se situe au niveau de l’Assemblée nationale, la violation de règles par des parlementaires peut autoriser cette qualification.
Mais si notre analyse se situe au niveau du groupe qui brandissait des pancartes, on peut dire de lui que son comportement était ordonné puisque ses membres se comportaient de façon identique et réglée.
Une petite expérience de pensée : si, le 16 mars, tous les députés avaient brandi les mêmes pancartes au même moment, on aurait pu dire que l’Assemblée nationale était à la fois désordonnée, puisqu’elle violait des règles, et ordonnée, puisqu’elle se comportait de façon « réglée ».
Mais en respectant d’autres règles que celles qui figurent dans son règlement…
Ce qui renvoie à l’idée que la violation de règles peut avoir pour but de remettre en cause l’ordre établi.
Georges Burdeau envisageait ce type de cas, qu’il considérait comme « l’attitude la plus habituellement génératrice de ce que l’on tient pour le désordre ». Et il ajoutait : « C’est elle aussi qui est la plus féconde, car, si elle provoque un désordre, c’est par l’idée d’un projet visant à introduire dans la société un ordre différent de celui sur lequel elle repose ».
On peut donc donner deux sens différents au désordre qui s’est produit à l’Assemblée nationale : il était soit une simple infraction à des règles, ce qui ne remet pas en cause l’ordre établi, soit l’expression de la volonté de certains de faire en sorte qu’advienne un ordre nouveau.
On pencherait sans doute pour l’infraction, mais il est difficile de savoir si le désordre d’un moment peut, sinon donner naissance à un ordre nouveau, du moins modifier l’ordre existant.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
(1) Assemblée Nationale, séance du jeudi 16 mars 2023.
(2) Le mot « chaos » a été utilisé par Elisabeth Borne le 20 mars, et le compte-rendu de la séance du 16 mars de l’Assemblée Nationale évoque un « brouhaha ». Sur le second point, voir l’article du Figaro « Retraites : Emmanuel Macron s’inquiète du désordre à l’Assemblée » du 15 février 2023.
(3) J. Marshall, « Social disorder as a social good », Cosmopolitan Civil Societies Journal, 2(1), 2010, p. 21-46.
(4) A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Paris, Le Robert, 2010.
(5) Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition.
(6) G. Burdeau, « Ordre et désordre dans la société », Encyclopædia Universalis France, 5ème édition, Volume 12, 1972.