Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Lors du Conseil européen qui s’est tenu la semaine dernière à Bruxelles, il a surtout été question de l’aide à l’Ukraine. L’Union européenne est-elle en mesure de répondre aux attentes des Ukrainiens ?
En tout cas, elle fait tout pour. Avec l’aide américaine toujours bloquée au Congrès, les Européens doivent redoubler leurs efforts pour pallier ce manque et apporter une contribution significative à l’Ukraine. Lors du Conseil européen des 21 et 22 mars dernier, l’objectif était d’ancrer la position offensive de l’UE face à l’agression de la Russie en Ukraine, mais aussi face à ses menaces répétées de s’en prendre aux pays européens, notamment les États baltes. On peut dire que l’objectif est atteint puisque la position française fait désormais consensus. Même les Allemands finissent par s’y rallier puisqu’ils ont accepté une coalition de capacités sur l’artillerie à longue portée. Alors certes, ils n’ont pas annoncé la livraison de Taurus, mais c’est déjà un grand pas en avant puisque ces dernières semaines ont été le théâtre de grandes tensions entre la France et l’Allemagne.
Concrètement, comment les Européens entendent-ils financer l’aide à l’Ukraine ?
Il y a plusieurs initiatives qui ont été lancées. Déjà, dans le très court terme, les Européens soutiennent l’initiative tchèque d’achat groupé de munitions sur les marchés mondiaux. Concrètement, c’est près d’un million d’obus qui vont pouvoir être achetés et livrés à l’Ukraine rapidement. Ensuite, il y a la coalition de capacités annoncée par Paris, Berlin et Varsovie en début de semaine dernière. Là encore, c’est la promesse d’une augmentation des livraisons d’équipement militaire via des achats sur le marché mondial, ainsi que la production d’armes sur le territoire ukrainien. Enfin, le budget de la Facilité européenne pour la paix a été considérablement augmenté, passant d’un plafond de 5,7 milliards d’euros sur 5 ans, à 12 milliards aujourd’hui. La FEP est un instrument essentiel de l’aide à l’Ukraine : c’est un fonds qui s’inscrit dans le cadre de la PESC (la politique étrangère et de sécurité commune), et qui permet de financer des opérations militaires dans des États tiers et des équipements. En mars, les États ont annoncé la création d’un fonds spécial dédié à l’Ukraine dans le cadre de la FEP, dont le budget s’élève pour la seule année 2024 à 5 milliards d’euros.
Toutes ces initiatives, est-ce qu’elles montrent qu’une véritable Europe de la défense est en train de voir le jour ?
Oui sans aucun doute. On est en train d’assister à quelque chose d’inédit qu’on aurait pensé impossible avant la guerre en Ukraine, voire il y a quelques mois. La France, la Pologne, les États baltes, la Finlande, la République Tchèque, et même à sa manière l’Allemagne, sont tous en train d’appuyer sur l’accélérateur et de convaincre les autres États membres d’en faire autant. Même la Hongrie n’est plus aussi bloquante qu’elle a pu l’être par le passé. Elle n’adhère pas mais elle n’empêche pas non plus.
Comment elle se matérialise cette Europe de la défense aujourd’hui ?
Aujourd’hui elle se matérialise d’abord au niveau de la FEP comme je l’ai dit plus tôt, et à travers une intensification de la production et de l’achat d’armement à destination de l’Ukraine. Elle se matérialise également à travers des opérations communes, qui ne sont pas nouvelles mais qui continuent. La dernière en date étant la mission ASPIDÈS en mer Rouge (qui veut dire « boucliers » en grec ancien) – une mission de protection du trafic maritime qui a été fortement impacté ces derniers mois par les attaques répétées des rebelles houthis au Yémen. L’Europe de la défense se matérialise aussi par une série d’exercices inédits par leur ampleur, dans le cadre de l’OTAN ou entre Européens, aussi bien sur le flanc Est que dans l’Arctique. L’objectif : travailler l’interopérabilité des armées européennes. Et également former rapidement la Finlande et la Suède aux doctrines d’emploi de l’OTAN puisque maintenant que ces deux pays ont rejoint l’OTAN, c’est plus de 1 300 km de frontières supplémentaires avec la Russie qu’il faut protéger.
Et demain, à quoi ressemblera cette Europe de la défense ?
L’objectif de la Commission européenne, partagé avec la France notamment, c’est de mettre sur pied une première stratégie industrielle de défense. Car sans industrie performante, il ne peut pas y avoir d’Europe de la défense digne de ce nom. Donc des moyens sont mis sur la table pour muscler notre Base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), coordonner les investissements des États membres dans la défense, notamment par des achats groupés, et faire fonctionner l’industrie européenne en produisant plus en Europe et en incitant les États membres à acheter leur matériel en Europe. Pour ça, la Commission a proposé l’EDIP, le programme européen pour l’industrie de défense. Pour l’instant il est très faiblement doté : 1,5 milliards d’euros sur 2025-2027. Mais c’est un début.
Quels sont les obstacles à surmonter ?
Déjà le financement. Pour que l’Europe de la défense soit une réalité, cela a un coût. Il faudra doter l’EDIP beaucoup plus pour encourager vraiment les investissements dans la BITD européenne. Et puis le financement, c’est aussi les banques. Depuis de nombreuses années le secteur de la défense souffre de sa mauvaise réputation et beaucoup de banques refusent de financer des projets en lien avec la défense. Même la BEI, la Banque européenne d’investissement, dans ses statuts, exige qu’un équipement financé ait un double usage, militaire mais aussi voire d’abord un usage civil. Aujourd’hui, 14 États membres demandent un changement des statuts de la BEI pour accroitre les investissements dans la défense. D’autres pistes sont à l’étude comme l’utilisation des intérêts issus des avoirs russes gelés, ou un nouvel emprunt commun comme pour le plan de relance post-covid. Comme souvent, le nerf de la guerre c’est l’argent. Et les Européens vont devoir être astucieux et courageux pour financer notre effort de réarmement.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.