Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
En mai 2005, les Français disaient "non" au traité constitutionnel européen. Vingt ans plus tard, que reste-t-il de ce vote, politiquement et symboliquement ?
Ce « non » reste un marqueur puissant dans la mémoire politique collective. Il a révélé un écart profond entre le projet européen tel qu’il est vu à Bruxelles ou dans les capitales, et la perception qu’en ont les citoyens. Le rejet du traité constitutionnel en France et aux Pays-Bas, traduisait déjà une défiance à l’égard d’une intégration européenne jugée technocratique, peu lisible, voire éloignée des réalités nationales. C’est un choc dont les institutions ont mis du temps à se relever, et qui a durablement influencé la manière dont les dirigeants abordent désormais la question européenne : avec prudence, voire avec frilosité. Mais surtout, ce qui a suivi a amplifié ce malaise. En 2007, le traité de Lisbonne a été adopté par voie parlementaire, reprenant en grande partie le contenu du traité rejeté par référendum. Beaucoup de Français ont alors eu le sentiment que leur vote avait été contourné, ignoré, voire trahi. Ce sentiment de déni démocratique a laissé une empreinte durable. Il a nourri un euroscepticisme plus profond et plus structurel, bien au-delà des cercles militants. C’est aussi ça qu’il faut garder en mémoire quand on évoque aujourd’hui la possibilité d’un nouveau référendum européen : on ne peut pas reconstruire la confiance sans reconnaître ces blessures démocratiques non cicatrisées.
Justement, plusieurs voix s’élèvent aujourd’hui pour réclamer un nouveau référendum sur l’Europe. Ce n’est pas une bonne idée, selon vous ?
À première vue, ça peut sembler légitime, voire séduisant : après tout, redonner la parole au peuple est le fondement de toute démocratie. Mais en réalité, c’est une idée très dangereuse. Pourquoi ? Parce qu’un référendum, en France comme ailleurs, ne porte presque jamais sur la question posée. Il devient un vote pour ou contre celui qui l’organise. Si Emmanuel Macron proposait un référendum européen aujourd’hui, avec une cote de popularité au plus bas, il est fort probable que le « non » l’emporte — non pas contre l’Europe, mais contre lui avant tout.
Faut-il voir dans le Brexit un précédent dont la France devrait s’inspirer… ou se méfier ?
Il faut en faire un avertissement. David Cameron pensait pouvoir gagner le référendum pour calmer les eurosceptiques de son camp. Il a sous-estimé deux choses : d’abord, la capacité de ses opposants à retourner l’outil contre lui, notamment Boris Johnson qui a multiplié les contre-vérités. Ensuite, il a oublié que l’opinion publique britannique avait été, pendant des années, nourrie d’un discours politique qui faisait de Bruxelles le bouc émissaire de tous les problèmes. Ce que les Britanniques ont rejeté, ce n’est pas une directive ou un traité précis, c’est un sentiment de dépossession. Et ce phénomène n’est malheureusement pas propre au Royaume-Uni : en France, on l’observe depuis des décennies. Alors c’est vrai que vu des Métropoles, on oublie assez vite l’existence de ce ressentiment profond, mais dès qu’on sort des grandes villes, il redevient flagrant.
Vous venez de l’évoquer : ce rejet de l’Europe est souvent alimenté par les dirigeants eux-mêmes. Est-ce un paradoxe ?
C’est un paradoxe, mais surtout une irresponsabilité politique. Pendant des années, chaque fois qu’un sujet devenait impopulaire — déficit, immigration, normes agricoles ou industrielles — les responsables politiques rejetaient la faute sur l’Europe. Cela a contribué à délégitimer profondément l’idée même de construction européenne. Sur le fond je pense qu’un nouveau référenum serait souhaitable, mais c’est beaucoup trop tôt. L’organiser aujourd’hui ou dans les deux années qui viennent, c’est prendre le risque d’un échec programmé, et donc d’un affaiblissement supplémentaire de l’Union européenne.
Dans ce climat, est-il encore possible de construire un discours européen audible, qui ne soit pas immédiatement rejeté ?
Oui, mais cela demande du courage, de la pédagogie et surtout de la constance. Il faut arrêter d’opposer Europe et souveraineté, Bruxelles et Paris, comme si les deux étaient irréconciliables. Ce travail de réconciliation passe par la transparence, la clarté des compétences, et une réappropriation nationale du projet européen. On ne peut plus se contenter de dire « c’est Bruxelles » quand ça va mal, puis « c’est nous » quand ça va bien. Si nous voulons organiser un nouveau référendum un jour, il faudra qu’il porte sur un nouveau projet européen. Pas sur un traité aux contours abstraits, ni sur l’idée vague d’une Europe puissance ou géopolitique. Il faut proposer aux Européens un véritable projet politique, sur le temps long, et lever des tabous comme celui de la répartition des compétences entre le niveau national et européen. Je suis convaincue que certaines peuvent être rendues aux États, mais que d’autres doivent impérativement être confiées à l’UE pour être efficaces. Mais ça c’est un vrai débat de fond qu’il faut avoir entre États avant de le soumettre aux peuples. La vraie question n’est pas tant quelle Europe voulons-nous, mais d’abord pourquoi avons-nous besoin d’Europe ? Le but d’abord, les moyens ensuite. C’est comme ça qu’on construira un véritable projet à la hauteur des défis du siècle.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.