L'œil sur l'Europe - Joséphine Staron

La Russie peut-elle gagner la guerre ?

©Alexander Popovkin La Russie peut-elle gagner la guerre ?
©Alexander Popovkin

Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.

Aujourd’hui dans votre chronique vous voulez poser une question qui interpelle : la Russie peut-elle gagner la guerre ? Pourquoi cette question ? Est-ce selon vous l’hypothèse la plus crédible ?

Cette question vise plus une interpellation qu’une véritable analyse de fond sur les forces et faiblesses des deux camps sur le champ de bataille ukrainien. Je m’explique. Dans quelques jours, cela fera bientôt deux ans que la Russie est entrée en guerre contre l’Ukraine pour récupérer des terres qu’elle estime lui revenir.

Deux ans d’une guerre de territoire dont le bilan humain est colossal. Durant les premiers jours de l’invasion russe, la plupart des pays occidentaux convergeaient autour d’un même avis : les Ukrainiens, en sous nombre et aux capacités militaires très limitées, allaient perdre en quelques jours, voire quelques semaines au mieux. Le défaitisme était dans toutes les têtes.

Mais ça a vite changé ?

Oui, puisqu’à la surprise générale, les Ukrainiens se sont révélés d’une résilience et d’une force que personne n’aurait pu imaginer. Et autre surprise : l’ours Russe que les plus grandes armées du monde craignaient, s’est révélé beaucoup moins fort qu’on le pensait, avec une armée mal commandée, des équipements datés et vétustes, et une stratégie peu effective.

On a alors vu que les Ukrainiens tenaient bon, et leur Président Volodymir Zelensky s’est très vite illustré à travers une stratégie de communication inédite pour interpeller les opinions publiques et les dirigeants occidentaux. Les Américains, les Britanniques et les Européens (sous la pression des pays de l’Est et des États baltes) se sont alors progressivement engagés dans l’aide à l’Ukraine. Mais cette aide est venue au compte-goutte. Elle a permis à Kiev de résister, mais pas de repousser les Russes hors de ses frontières. Loin de là.

L’aide occidentale a été trop insuffisante à vos yeux ?

C’est surtout une question de « timing ». Ce laps de temps durant lequel les Occidentaux ont d’abord cru a la victoire Russe, puis lorsqu’ils ont observé les Ukrainiens résister, puis le temps de négocier entre eux le contenu et la nature de l’aide qu’ils allaient pouvoir envoyer à Kiev sans risquer de devenir des cobelligérants et de se retrouver dans une confrontation directe avec la Russie, ce temps-là (plusieurs mois) a permis aux Russes de mobiliser des centaines de milliers de soldats supplémentaires, de renforcer son arsenal militaire, et de réorganiser la totalité de son économie et de son industrie vers l’objectif de guerre.

Aujourd’hui, même si l’Union européenne a réussi à faire fléchir la Hongrie en échange du versement de ses fonds issus du plan de relance européen, on voit que les Américains freinent des quatre fers leur engagement en faveur de l’Ukraine.

C’est pour toutes ses raisons que vous estimez désormais probable une victoire de la Russie ?

Je pose surtout cette question pour qu’on prenne conscience que oui, c’est bien une option. La Russie peut gagner cette guerre contre l’Ukraine. Et là, tout un champs d’autres options s’ouvre alors : la Russie pourrait décider de ne pas s’arrêter là, d’envahir la Moldavie, ou la partie sud de la Lituanie pour rejoindre l’enclave russe de Kaliningrad et agrandir son territoire.

Elle pourrait aussi très bien s’arrêter là et se contenter de l’Ukraine. Mais le problème c’est qu’on ne peut pas dire avec certitude quel scénario va se réaliser. Donc, principe de précaution oblige, on devrait envisager le pire scénario comme étant le plus crédible pour pouvoir s’y préparer au mieux.

Le Président Français Emmanuel Macron a répété qu’il voulait que la France et l’Europe entre dans une véritable économie de guerre. Cela ne démontre-t-il pas qu’il a pris la mesure de la menace et qu’il anticipe ce scénario du pire ?

Ce serait le cas si nous étions véritablement dans une économie de guerre. Or c’est très loin d’être le cas. Les industriels de la défense sont appelés à intensifier et accélérer leur production. Mais quelle production ? Ils attendent encore un cahier des charges et carnet de commande précis. Et aussi des garanties. Donc pour l’instant, nous sommes très loin d’avoir pris la mesure de la menace et surtout des conséquences d’une possible victoire de la Russie.

Les Européens sont encore trop naïfs selon vous ?

C’est Thomas Gomart qui le résume le mieux je trouve dans l’interview qu’il donne au Point le 8 février dernier. Il dit « les Européens ont commis trois erreurs : la première est de croire que le monde veut vivre comme eux ; la deuxième est de se voir comme une bulle protégée ; la troisième est de résumer leur projet au maintien de leur niveau de vie. Je partage totalement ce constat.

Nous sommes en train de vivre le retour des grandes puissances, non pas une ou deux (Russie et/ou États-Unis) mais plusieurs pôles de puissances qui s’opposent ou, lorsqu’elles y voient leur intérêt, s’allient contre d’autres. Aujourd’hui, on voit très clairement une forme d’entente militaire entre la Russie, l’Iran et la Corée du nord (puissances nucléaires en puissance...) ; on voit une Chine qui annonce doubler ses capacités nucléaires et qui n’hésites pas à afficher son objectif de récupérer l’île de Taiwan (une des dernières enclaves démocratiques de la Région) ; où on voit les États de ce qu’on appelle le Sud Global taper à la porte des BRICS et exiger que leur voix compte dans le concert des Nations. Le monde est en train de changer à grande vitesse, les rapports de force changent, parfois s’inversent.

Où est l’Europe dans tout ça ?

Pour l’instant, elle est encore coincée quelque part entre la conscience qu’elle va devoir se battre pour gagner son autonomie stratégique et conserver une place dans cette réorganisation mondiale ; et la nostalgie d’un passé où elle dominait et était regardée comme modèle. Espérons qu’elle ne tarde plus à choisir l’avenir plutôt qu’un passé bientôt révolu.