Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
La semaine dernière, pour
conclure votre bilan des un an de la guerre en Ukraine, vous aviez
parlé d’un impensé stratégique des Européens, celui du rôle
géopolitique de l’Union européenne. Mais est-ce véritablement
nouveau ?
Qu’on en parle non. Depuis la création de la première Communauté européenne, la question de la visée géopolitique de l’Europe se pose. Mais toujours en des termes relativement flous. D’autant que les premières années, c’est davantage les États-Unis qui étaient à la manœuvre, et c’était normal puisque ça correspondait au temps de la reconstruction de l’Europe, post Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’au début de la guerre froide et de la lutte contre la diffusion du communisme en Europe. Mais dès 1952, lorsque la France propose la création de la CED, la Communauté européenne de défense, le rôle géopolitique de l’Europe se pose déjà de manière plus concrète, et surtout, en tant qu’acteur autonome.
Sauf que le projet échoue ?
Oui et du fait même de la France d’ailleurs en 1954. Le contexte international et la situation de la France ont évolué : Joseph Staline meurt le 5 mars 1953 ; la guerre de Corée s’achève le 27 juillet de la même année par la signature d’un pacte de non-agression ; et la France fait face à une crise politique interne en raison de la défaite de Diên Biên Phu en Indochine, en mai 1954. La création d’une armée européenne apparaît superfétatoire.
Après ça, comment les Européens repensent leur rôle dans les relations internationales ?
Pendant plusieurs années, il ne va plus se passer grand-chose du côté des réflexions autour d’une Europe géopolitique. L’UE se construit surtout autour du marché économique et des quatre libertés de circulation, autour aussi du droit européen et de la réglementation. Mais sur le volet politique de sécurité et politique extérieure, il faudra attendre le Traité de Maastricht en 92 et l’introduction de la PESC, la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne. Puis avec la fin de la guerre froide et la perspective d’ouverture à l’Est, l’UE créé en 2004 la Politique européenne de voisinage, puis le poste de Haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ainsi que le Service européen pour l'action extérieure en 2009 avec le Traité de Lisbonne.
Même avec toutes ces évolutions, l’Union européenne n’a pas encore conscience de son rôle de puissance géopolitique ?
Non, loin de là. À part la France et quelques pays du sud, le simple fait d’évoquer l’idée d’une Europe puissante est inaudible en Europe pendant très longtemps. Pour les pays du Nord, la question ne se pose pas, l’Europe est uniquement commerciale. Pour les pays d’Europe centrale et orientale, elle ne se pose pas non plus parce que leur objectif premier, avec l’UE, c’est l’ouverture de leur marché économique. Et pour les questions de sécurité et de défense ils se tournent vers les États-Unis et l’OTAN. Donc la visée géopolitique de l’Union européenne reste longtemps un véritable tabou.
Mais la guerre en Ukraine a changé la donne ?
Plusieurs éléments ont permis de lever progressivement le tabou. Déjà, la politique isolationniste du Président américain Donald Trump qui, rappelons-le, enjoins les Européens à s’occuper eux-mêmes de leur défense et de leur sécurité. Ce qui pousse même le Président français, Emmanuel Macron, en 2019, à déclarer que l’OTAN est désormais une organisation en mort cérébrale – sous-entendu, sans les États-Unis pour piloter et surtout pour abonder massivement de budget de l’Alliance atlantique. Et puis avec l’élection de Joe Biden, on pense que les choses vont changer, mais l’un de ces premiers actes forts en tant que Président, c’est de quitter l’Irak en quelques semaines, laissant un chaos innommable dans le pays. Ça, c’est un épisode qui marque les Européens. Et la rédaction de la Boussole stratégique, adoptée par tous les États membres en 2021, est une des conséquences.
Et entre temps, on a la crise sanitaire qui nous met face à nos dépendances ?
Oui, la pandémie a permis un déclic en Europe. Tous les rapports d’experts l’expliquaient déjà depuis des années, mais là, on l’a vu de nos yeux et on en a subi les conséquences de plein fouet : la désindustrialisation de l’Europe, le néo-libéralisme forcené, l’application stricto sensu des règles de concurrence par les institutions... tout ça a conduit les pays européens à renoncer à des politiques, non pas protectionnistes, mais d’autonomie dans des domaines stratégiques : la production de matériel médical, de médicaments, de vaccins... et puis aussi en termes de technologies : batteries, semi-conducteurs. Sans parler bien sûr de l’énergie et de l’armement. Autant de secteurs pour lesquels il n’y avait pas de vision collective en termes de souveraineté ou d’autonomie stratégique. Mais avec la guerre en Ukraine qui s’est déclenchée il y a maintenant plus d’un an, la prise de conscience s’est accélérée.
Comment elle s’est concrétisée depuis le début du conflit ?
De plusieurs manières. Déjà, l’unanimité concernant les sanctions à imposer à la Russie ne s’est pas fait attendre longtemps, même si on pourrait revenir sur le cas de la Hongrie, mais aussi de la Pologne. Ensuite, sur le volet énergétique, des mesures ont été prises pour trouver de nouvelles sources d’approvisionnement. L’UE a aussi utilisé pour la première fois la Facilité européenne pour la paix, un nouveau fonds extra-budgétaire créé en 2021, et dont l’objectif est de permettre à l’UE de fournir des technologies et des équipements militaires à l’Ukraine. Et plus important encore peut-être, la discussion autour de la sécurité collective de l’Europe est revenue sur la table.
On se souvient d’ailleurs de la proposition d’Emmanuel Macron, au printemps dernier, de créer une communauté politique européenne, à l’image de ce qu’avait voulu faire déjà François Mitterrand en 1989.
Oui et au début, cette proposition a été rejetée, et puis aujourd’hui elle est finalement reprise par la Commission. Donc sur beaucoup de volets, en termes de sécurité, mais aussi d’industrie et de politique commerciale, les choses avancent plus vite depuis 2-3 ans que depuis les 10 ou 15 dernières années. Et on peut être optimiste, sans être naïf pour autant, quant à la capacité de l’UE à se penser enfin comme une puissance géopolitique. Reste à se donner les moyens d’y parvenir.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.