Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Le monde semble de plus en plus conflictuel : les dernières évolutions au Moyen-Orient font craindre le pire et le système international semble bien démuni pour maintenir la paix et la sécurité. Quel regard portez-vous sur la situation ?
Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine il y a plus de deux ans, on a effectivement l’impression que le monde devient plus violent, que les relations internationales se crispent, que la situation peut déraper très vite. On parle d’ailleurs quotidiennement de l’arme nucléaire, comme pendant la guerre froide. Et la situation au Moyen-Orient n’arrange rien. Depuis le terrible attentat du 7 octobre perpétré par le Hamas en Israël, la situation semble s’aggraver de jour en jour. Jusqu’à ce week-end où on a assisté à la première confrontation directe entre Israël et l’Iran : près de 300 missiles ont été lancés depuis l’Iran, en réponse à la frappe israélienne sur le consulat iranien à Damas. Tout le monde redoute une escalade et chaque État s’affaire, en coulisse, à dénouer la situation pour éviter que toute la région s’embrase.
L’embrasement n’est-il pas inévitable ?
Il est évitable dans le sens où personne n’y a intérêt. En tout cas pas les États voisins d’Israël ou de l’Iran, ni les grandes puissances. Les États-Unis, même s’ils ont affirmé leur soutien inconditionnel à Israël, n’ont aucune envie de se retrouver embringué dans un nouveau conflit au Moyen-Orient, à quelques mois d’une élection présidentielle cruciale et dont l’issue est encore très très incertaine. Quant à la Chine, elle n’y a pas intérêt à non plus. Elle a des relations économiques aussi bien avec Israël qu’avec l’Iran. Elle est le 2ème partenaire commercial de l’état hébreu, après les États-Unis. Et elle est aussi un allié de l’Iran, surtout depuis que le pays est sous sanction occidentale (ça nous fait penser aussi à la Russie), et elle a signé en 2021 un accord de partenariat avec l’Iran pour une durée de 25 ans. Quant à la Russie, là aussi elle a des intérêts dans les deux camps, elle a sa propre guerre à mener et donc le maintien du statu quo est largement préférable à une guerre totale.
Mais tous ces arguments rationnels, ne se heurtent-ils pas à l’irrationalité qui est propre aux conflits ?
Si bien sur, tout est toujours possible. Et à chaque regain de tension, la petite étincelle qui viendra tout embraser n’est jamais loin. Le week-end dernier l’Iran a clairement joué avec le feu. Mais on a tout de suite vu l’ensemble des puissances appeler à la désescalade immédiate. Donc on peut quand même rester, je pense, relativement optimiste. Ce qui ne veut pas dire que la situation va s’arranger pour autant. Les sources de conflits se multiplient, tout comme leurs acteurs : les États bien sur, mais aussi des puissances non étatiques comme les grands acteurs économiques qui ont un poids de plus en plus important dans les affaires du monde, ainsi que les groupes terroristes qui continuent de déstabiliser l’Afrique, l’Asie, particulièrement l’Asie du Sud-Est, le Moyen-Orient, et même l’Europe dans une moindre mesure pour l’instant.
Face à tout cela, les organisations internationales, notamment l’ONU, semblent assez inefficaces...
Oui on voit les limites du système international tel qu’il a été pensé en 1945 après la Seconde guerre mondiale. Mais le monde a énormément changé depuis, surtout depuis la fin de la guerre froide et le début des années 2000. Au départ, l’ONU c’était 50 pays, aujourd’hui c’est 193 !
L’ONU a également été bâtie dans un monde où l’Occident dominait. Aujourd’hui, c’est différent : les pays qu’on appelle du « Sud global » dénoncent cette domination et veulent que le système international reflète davantage leurs poids, notamment économique. Mais pour autant, est-ce qu’on peut dire que l’ONU est un échec ? Non absolument pas.
Pourtant elle est très critiquée, notamment le Conseil de sécurité qui est désormais perçu comme inefficace. Certains plaident même pour une dissolution pure et simple de l’organisation. Que faut-il en penser ?
Ce serait une folie. L’ONU est l’un des seuls lieux de discussion possible entre des États que tout oppose. Il y a une fracture Nord-Sud, mais il y a aussi et peut-être surtout une fracture démocratie vs. autocratie. Cet espace de dialogue, de diplomatie, il n’est pas parfait, il est souvent décevant, mais il a le mérite d’exister. Et puis l’ONU ce n’est pas que le Conseil de sécurité, c’est aussi l’OMS, l’OMC, la CPI, le Haut-Commissariat aux réfugiés, le FMI, l’UNESCO. Autant d’instances qui, aussi imparfaites soient-elles, mènent des actions concrètes en termes de coopérations et de développement. Et elles ont un impact très réel dans la vie des gens, notamment dans les pays en difficulté.
A quoi est dû cet affaiblissement de l’ONU et de l’ensemble des institutions du multilatéralisme ?
Il y a plusieurs facteurs. Déjà, le monde a changé : il y a beaucoup plus d’États (avec chacun leurs intérêts à défendre) et des acteurs non étatiques prennent de plus en plus de pouvoir et se moquent des frontières. Or, le système international tel qu’il existe est un système Westphalien, c’est-à-dire fondé sur les frontières nationales. Il ne reflète donc plus tout à fait la multiplicité des acteurs en puissance. À ce titre, 2001 a été un véritable tournant : un acteur non étatique – Al Qaïda – a attaqué frontalement la première puissance mondiale, les États-Unis. Mais comment répliquer puisqu’ils ne disposent pas d’un seul territoire mais qu’ils sont répartis à divers endroits et qu’ils n’ont pas de véritable porte-parole ? Les Américains ont choisi une réponse traditionnelle, une déclaration de guerre à un autre État, l’Irak, accusé d’aider les terroristes. Mais cette guerre qui s’est déroulée sans l’autorisation de l’ONU a été le deuxième tournant : elle a décrédibilisé l’ONU. Les attentats du 7 octobre et ses conséquences constituent un nouveau tournant. On assiste à la fin du monopole géopolitique des États. Et donc les institutions géopolitiques vont devoir évoluer en fonction de cette nouvelle réalité.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.