Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Cette semaine nous célébrons un triste anniversaire, celui des un an de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quel bilan peut-on dresser de cette première année de guerre ?
Il y a déjà un bilan humain malheureusement très lourd. On parle de plusieurs centaines de milliers de morts, à la fois du côté de l’armée russe, de l’armée ukrainienne et des civils ukrainiens. Le sujet des enfants ukrainiens qui auraient été déportés en Russie est également important, on parle de milliers d’enfants. Et puis il y a un bilan en termes d’infrastructures aussi : la guerre a provoqué la destruction d’infrastructures stratégiques qu’il faudra reconstruire, comme des gares, des voies ferroviaires, des ports, des routes, des aéroports... Et bien sûr les infrastructures énergétiques aussi dont on a beaucoup parlé : les Russes ont attaqué de nombreuses cibles pour priver les Ukrainiens d’électricité, et là encore, les dommages sont conséquents. On pense notamment à la centrale nucléaire de Zaporijjia, passé sous contrôle russe, mais qui a subi des dommages et qui suscite toujours de nombreuses inquiétudes. L’AIEA est d’ailleurs toujours sur place pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’incident majeur. Enfin, on peut citer aussi les pertes agricoles énormes pour l’Ukraine : une grande partie des terrains, notamment pour la production de blé, ont été accaparés par les Russes. Donc le bilan là aussi est très lourd.
Et sur un plan militaire, qu’est-ce que cette guerre nous apprend ?
On pourrait en parler des heures, mais pour faire court, on peut résumer les choses de la manière suivante : on a une armée russe qu’on pensait très entrainée et bien équipée, et il s’est avéré dès le début du conflit que la corruption et les failles dans la chaîne de commandement l’avait considérablement affaibli. Du côté des Ukrainiens, on s’attendait à une défaite rapide, écrasante, et pourtant l’armée ukrainienne a tenu bon et réussit plusieurs contre-offensives majeures. Alors bien sûr, rien n’est joué. Et la question qui se pose aujourd’hui en termes militaires c’est de savoir qui va prendre l’avantage dans les prochaines semaines : les Ukrainiens qui utilisent et reçoivent du matériel militaire moderne, et des technologies de pointes, mais dont les forces ne sont pas extensibles en termes d’hommes ; ou les Russes qui ont un matériel pour le moins vétuste, mais qui bénéficient de l’avantage du nombre puisqu’ils n'hésitent pas à envoyer des centaines de milliers de mobilisés sur le front.
Mais entre le 24 février 2022 et le 24 février 2023, l’armée russe n’a que très peu gagné de terrain, elle en a même perdu ?
Oui, très vite et contre toute attente, le rapport de force s’est rééquilibré. Alors c’est dû notamment au renfort en matériel, en renseignement et en équipement, fourni par les Occidentaux aux Ukrainiens, progressivement depuis un an et qui leur a permis de reprendre l’avantage dans certains territoires. Mais si on regarde l’évolution des cartes géographiques en un an, c’est édifiant : avant l’invasion du 24 février, la Russie contrôlait un peu plus de 7 % du territoire ukrainien (la Crimée) ; puis un mois après l’invasion, elle contrôlait près d’un quart du territoire ; mais aujourd’hui, un an plus tard, elle n’en contrôlerait plus que 16 à 18 %. Donc il y a eu une percée éclaire, puis des contre offensives de la part de l’armée ukrainienne qui leur ont fait perdre une bonne partie des territoires conquis à l’Est. De ce point de vue-là, même si on ne peut absolument pas parler de défaite, c’est quand même un coup dur pour Vladimir Poutine. D’autant qu’il doit justifier de la perte de milliers de soldats depuis un an de conflit, on parle de plus de 100 000 morts côté russe. C’était l’un des points principaux de son discours à la Nation russe de mardi d’ailleurs.
Il y a aussi un bilan politique à faire. Cette guerre a été un choc pour les Européens. Mais, pour vous, c’est un choc salvateur dans une certaine mesure ?
Oui, malheureusement on peut dire ça. La construction européenne a toujours avancé dans et par les crises. On peut le déplorer, mais c’est un fait historique. Et ce n’est pas si surprenant. Le but de la construction européenne, c’était et c’est toujours de solidariser des États autour de projets communs de coopération avancée. Or, ça implique aussi pour eux de renoncer à une part de leur souveraineté dans les domaines concernés. Donc quoi de mieux pour faire avancer une cause commune, que lorsqu’on est face à un ennemi ou un danger commun ? La crise sanitaire a été un des meilleurs exemples de ces dernières décennies. Et la guerre en Ukraine, à sa manière, l’est aussi.
Qu’est-ce qui a changé pour les Européens depuis le 24 février 2022 ?
Tout je dirais. Déjà, ils sont sortis de leur naïveté structurelle post Guerre froide qui les conduisait à voir le monde uniquement comme un grand marché fait de rivaux commerciaux, mais pas d’ennemis. Hormis la Pologne et les États baltes qui, depuis des années, mettaient en garde contre la volonté hégémonique de la Russie de Vladimir Poutine, les autres croyaient et espéraient dur comme fer à une stabilisation durable des relations, grâce au développement des interdépendances économiques et commerciales. Et on ne peut pas les blâmer d’y avoir cru.
Sauf que cette naïveté, elle a eu des conséquences dont on a senti la mesure au moment du déclenchement de la guerre ?
Oui. Le revers de la médaille, c’est que pendant tout ce temps, les États ne se sont pas préparés au retour du conflit, au retour de la guerre, qu’elle soit militaire ou commerciale d’ailleurs. Dans les deux cas, les Européens ont adopté une posture naïve et attentiste. Donc ce qui a changé depuis un an, et même depuis la crise sanitaire dans une certaine mesure, c’est que les États européens se sont collectivement rendus compte que le temps du multilatéralisme apaisé était fini. Que le monde était bien multipolaire, que des grandes puissances émergeaient à nouveau (Russie bien sûr, mais aussi la Chine, l’Iran, la Turquie, les États-Unis aussi qui sont sortis avec Joe Biden de leur politique isolationniste). Pour conclure ce bilan rapide des un an de la guerre en Ukraine, je dirais que l’enseignement majeur, c’est que ça a révélé un impensé stratégique de la part des Européens : celui du rôle et de la portée géopolitique de l’Union européenne.
Et ce sera le sujet de votre prochaine chronique.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.