La crise énergétique que traverse l’Europe depuis le début de la guerre en Ukraine est un sujet de débat qu’on entend quasiment partout, et qui semble attiser des tensions entre Européens. Pourquoi est-ce que ce sujet est aussi sensible aujourd’hui Joséphine Staron ?
Parce que c’est un sujet qui touche l’ensemble des citoyens, des entreprises, des États en Europe. Les consommations d’énergie à tous les niveaux ont beaucoup augmenté ces dernières années. Et avec la crise sanitaire déjà, on avait connu des problèmes d’approvisionnement qui avaient conduit à une première montée des prix, notamment ceux de l’électricité.
Mais depuis le début de la guerre en Ukraine et le chantage à l’énergie exercé par Vladimir Poutine, tout s’est aggravé très rapidement. A tel point que les institutions européennes et les États membres ont décidé de se lancer dans la pédagogie, voire dans une forme d’infantilisation des populations, en rappelant aux citoyens et aux entreprises comment faire des économies d’énergie.
On a entendu des personnalités politiques dire qu’il faudrait mettre des pulls chez soi, débrancher sa box wifi quand on part en week-end, bien veiller à éteindre les lumières, etc. Alors ces recommandations ont pu faire sourire voire en agacer certains, mais elles démontrent surtout la gravité de la situation énergétique et les inquiétudes des dirigeants européens : si l’hiver est chaud, les stocks réalisés cet été seront suffisants, s’il est froid, c’est une autre affaire. D’autant que les pays du Nord et de l’Est de l’Europe sont soumis à des températures bien plus froides que chez nous et que leurs besoins en énergie cet hiver seront importants, dans tous les cas de figure.
L’Europe a annoncé la mise en place de mesures ou de mécanismes de solidarité justement pour que les États les plus dans le besoin puissent bénéficier du soutien de l’ensemble de l’UE. Ce sera suffisant ?
L’Union européenne n’a pas chômé depuis le début de la guerre en Ukraine. Très vite, lorsqu’elle s’est aperçue que d’un côté les sanctions et de l’autre le chantage du président russe allaient mettre en péril les capacités d’approvisionnements en gaz et en hydrocarbures de l’UE, elle a cherché à coordonner les plans d’actions nationaux et à activer le principe de solidarité européenne. Les mesures d'urgence qui ont été décidées ont, par exemple, été d’imposer aux États un objectif contraignant pour réduire leur consommation d'électricité d'au moins 5 % aux heures de pointe.
Les États sont aussi appelés à réduire leur consommation mensuelle d'électricité d’au moins 10 %. Et puis il y a eu la taxe sur les super profits des géants de l’énergie pour financer un bouclier tarifaire au niveau européen, pour aider les ménages et les entreprises à faire face à la flambée des coûts. Les États se sont également coordonnés pour augmenter leur capacité de stockage de gaz pour préparer l’hiver.
La Présidente de la Commission, Ursula van der Leyen, a aussi annoncé dans son discours sur l’état de l’union en septembre, des plans d’investissements massifs dans les énergies renouvelables, notamment l’hydrogène et l’éolien. Maintenant, est ce que tout ça sera suffisant ? Là encore ça dépend de plusieurs facteurs : la météo d’une part, qu’on ne maitrise pas ; mais aussi l’évolution du conflit en Ukraine.
Qu’est-ce qui pourrait encore aggraver la crise énergétique de ce côté-là ? Les gazoducs de Nord Steam I et II ont déjà été arrêtés et endommagés. Qu’est-ce qu’on peut craindre de pire ?
Ces dernières semaines on a vu que les Russes changeaient leur stratégie : puisqu’ils ne parviennent pas à des victoires sur le front Est et qu’ils perdent sans cesse du terrain, et puisqu’ils ont besoin de gagner du temps pour former les 300 000 hommes mobilisés avant de les envoyer sur le terrain, les Russes ont bombardé massivement les infrastructures énergétiques de l’Ukraine. L’objectif à l’approche de l’hiver (souvent rude dans cette région), c’est de priver les Ukrainiens d’énergie. Ils avaient déjà entamé ce processus en annexant les centrales nucléaires de Tchernobyl et Zaporijjia.
Donc si les Ukrainiens n’ont pas suffisamment d’énergie pour tenir l’hiver, ça aura potentiellement deux conséquences majeures. La première, c’est que les Européens devront leur venir en aide. L’Ukraine a déjà été raccordée au réseau électrique européen donc on pourra les approvisionner par ce biais-là. Mais la situation étant déjà très tendue en Europe sur les approvisionnements en énergie, ce sera une difficulté supplémentaire qui demandera peut-être encore plus d’efforts en termes d’économie d’énergie aux Européens.
Et deuxième conséquence possible, en tout cas c’est celle qui est recherchée par Vladimir Poutine, c’est de « fatiguer » les Ukrainiens et les Européens, de jouer sur leur moral et leur capacité de résilience, pour les pousser à exiger des négociations. Ce que ne veut pas le président Zelensky, mais ce dont le président russe a besoin, là encore pour gagner du temps et ne pas perdre la face, malgré les débâcles militaires.
Cette stratégie, elle a des risques de fonctionner ?
Du côté de l’opinion publique ukrainienne on peut en douter. Dès le départ, les Ukrainiens nous ont surpris par leur capacité de résistance et de mobilisation. Et lorsqu’on a découvert les massacres dans plusieurs villes d’Ukraine occupées par les Russes, ça a durablement renforcé la volonté des Ukrainiens de se battre coûte que coûte. D’ailleurs, après ces découvertes, les discours ont changé. Il n’était plus question de négociation, ni sur le Donbass ni sur la Crimée.
Et du côté des opinions publiques européennes ?
Là c’est différent. Même si la guerre est proche, elle ne les concerne pas directement. Donc on pourrait imaginer qu’ils finissent par détourner un peu le regard. C’est la grande crainte du président Ukrainien et c’est pour ça qu’il multiplie ses apparitions en visio à chaque occasion, dans tous les États alliés. Et c’est certain qu’avec la montée de l’inflation, des factures d’énergie, les crises sociales et économiques qu’on vit en ce moment partout en Europe, on peut s’interroger sur le soutien à long terme des Européens.
Mais pour l’instant, en tout cas, ce soutien reste solide. Selon un récent sondage de l’IFOP, environ 60 % des Français et des Allemands approuvent la livraison d'armes à l'Ukraine. 60 % sont également favorables à la candidature de l'Ukraine à l'entrée dans l'UE, ainsi qu'à l'accueil dans son pays d'une partie des Russes qui ont fui la mobilisation partielle. Et selon une enquête Eurobaromètre menée durant l'été, une larhe majorité des citoyens soutiennent les sanctions de l'UE à l’encontre de la Russie (78 %). Donc pour l’instant, le soutien est bien là ! Mais il sera intéressant de réévaluer l’état de l’opinion d’ici quelques mois, lorsqu’on sera au cœur de l’hiver.
Entretien réalisé par Laurence Aubron