Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Aujourd’hui, dans un contexte de crise, on questionne beaucoup la capacité de l’Europe a protéger efficacement ses États membres et leurs citoyens. Alors peut-on encore dire que l’Europe est le continent le plus protecteur du monde ?
Depuis sa création, et à intervalles réguliers, on s’interroge sur l’utilité de l’Union européenne. Et récemment d’ailleurs, ses détracteurs n’ont pas manqué de remarquer les difficultés qu’elle rencontrait à chaque fois qu’il fallait mettre d’accord les 27 États entre eux, que ce soit sur les questions énergétiques, sur les questions sanitaires pendant la crise Covid, ou encore sur le sujet plus qu’épineux de la défense européenne. Mais c’est toujours plus facile de parler des faiblesses que des forces et des réussites. C’est d’ailleurs pour ça que je consacre la plupart de mes chroniques à essayer de mettre en avant les succès de l’UE (et il y en a beaucoup !), sans jamais avoir pour autant un regard naïf ou complaisant. Mais toujours en posant une question qui, pour moi, est la question clé : est-ce que l’Europe protège ? Alors si on en croit la liste toujours plus longue des États qui veulent intégrer l’Union européenne, la réponse est oui puisqu’ils voient en elle un vrai vecteur de protection. Si on regarde la majorité de ses actions, là encore on peut dire que oui. Elle protège à travers deux outils principaux : son poids économique et commercial déjà, qui se fonde sur son marché intérieur de 450 millions de consommateurs, et qui lui donne de facto le pouvoir d'établir des normes et donc de protéger ; et sa puissance normative. L’UE a développé une forme de leadership dans de nombreux domaines, notamment les politiques environnementales, l'affirmation des droits sociaux et humains et la protection des données personnelles.
Mais si vous posez la question, c’est bien que toutes ces mesures ne vous paraissent pas suffisantes pour véritablement protéger les Européens ?
Ça aurait pu être suffisant dans « le monde d’avant ». Aujourd’hui, le contexte impose de revoir ses priorités en matière de protection, et aussi ses outils. Quel est ce contexte ? Déjà, c’est celui des crises successives. Quand on croit en avoir enfin finit, une autre survient instantanément, et c’est comme ça depuis 2012 : crise économique, suivi par une crise migratoire sans précédent, des mouvements sociaux, notamment en France avec les Gilets Jaunes, une crise sanitaire mondiale, maintenant la guerre en Ukraine et la crise énergétique qu’elle provoque. On ne peut plus gouverner de la même manière. D’autant que le contexte actuel, c’est aussi celui d’un regain des impérialismes, d’une multiplication des conflits armés, d’une réorganisation historique des pôles de puissance et d’influence. C’est aussi un moment où les institutions du multilatéralisme sont affaiblies puisque les grandes puissances commerciales, notamment les États-Unis et la Chine, ne jouent plus le jeu et imposent des concurrences de plus en plus dures et déloyales. La Chine a notamment annoncé qu’elle voulait devenir la première puissance manufacturière mondiale en 2049. De leur côté, les États-Unis parviennent à diffuser leurs normes et leurs standards partout dans le monde, y compris en Europe. Mais la bonne nouvelle c’est que les États et les institutions européennes commencent à prendre conscience de ces changements géopolitiques.
Et cette prise de conscience, comment elle se traduit dans les faits ?
Concrètement, ces dernières années il y a eu de nombreuses actions entreprises au niveau européen pour renforcer la puissance normative de l’UE et imposer ses propres règles à l’international. On pense par exemple à toutes les directives pour protéger les données personnelles et rendre le marché européen du numérique plus compétitif : le RGPD, le Digital Market Act et le Digital Services Act, l’accord transatlantique actuellement en discussion aussi. Et puis au moment de la Présidence française de l’UE, on a introduit enfin le principe des clauses miroirs, pour faire en sorte que les entreprises et les industries européennes ne soient pas pénalisées, à l’international, par les normes et les standards européens qui sont les plus exigeants du monde. Donc déjà les clauses miroirs seront appliqués pour les produits agroalimentaires. Pourquoi ce secteur en priorité ? Parce que face à l’augmentation des réglementations sur l’ensemble de la chaîne de production, les agriculteurs européens subissaient des distorsions de concurrence par rapport aux pays non européens qui, eux, n’étaient pas contraints de respecter les normes de l’Union. Ça permet de résoudre un vrai paradoxe au sein de l’UE sur cet enjeu de la protection : ces normes européennes ultra protectrices pour les producteurs et les consommateurs, au final, elles constituaient un désavantage énorme pour les entreprises européennes, donc elles avaient l’effet inverse de celui recherché.
Donc l’Europe, en voulant protéger ses citoyens, en réalité elle fait tout l’inverse ?
Dans certains cas oui. Et sans que ce soit volontaire bien sûr. Il y a plusieurs raisons à cela. La première, c’est le célèbre dogme de la concurrence parfaite qui a caractérisée l’ensemble des institutions européennes depuis le début de la construction. Et la croyance dans l’efficacité du marché. C’est ce dogme qui l’a empêché toutes ces années de défendre un principe pourtant légitime et ô combien protecteur de préférence européenne. Mais depuis les crises, cette croyance a bien été ébranlée et on peut dire que ce dogme est en train de disparaitre. Deuxième raison, l’UE valorise depuis toujours les institutions et les règles du multilatéralisme, c’est là-dessus qu’elle s’est construite. Or, à partir du moment où les autres puissances commerciales décident de s’affranchir de ces règles, elle ne peut pas jouer la partie toute seule. Et on en est exactement là aujourd’hui. Enfin, dernière raison qui mériterait sans doute une chronique à part entière, c’est la perméabilité des institutions européennes aux lobbys, qui les conduisent parfois à prendre des décisions qui vont à l’encontre de la protection des citoyens. On se souvient de l’affaire Monsanto, et plus récemment le plan d’interdiction des substances toxiques pour la santé et l’environnement qui a été reporté sine die, sous la pression des lobbys de l’industrie chimique.
Sur quels atouts peut-elle miser aujourd’hui pour devenir une puissance véritablement protectrice ?
L’UE a un véritable pouvoir d’influence normative. Ce pouvoir, elle le tire notamment du poids important de son marché économique. C’est un atout majeur qui lui permet de peser dans les négociations commerciales et qui peut forcer ses partenaires à intégrer ses normes et ses standards. Donc elle doit et elle peut miser encore davantage sur ce pouvoir d’influence, notamment sur les questions environnementales et en matière de santé. Elle a commencé à le faire avec les clauses miroirs sur les produits agroalimentaires. Et elle doit continuer progressivement dans les autres secteurs économiques et commerciaux. Et, je le répète à chaque fois mais parce que je pense que c’est véritablement la clé : elle doit accepter et mettre en pratique un principe de préférence européenne. C’est comme ça qu’elle protégera vraiment les Européens.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.