Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
On poursuit cette semaine avec vous le bilan de l’année qui vient de s’écouler pour l’Union européenne. La semaine dernière, vous êtes revenue sur deux points essentiels : le plan de relance et le véto hongrois qui a fini par être levé, et sur la crise énergétique. Aujourd’hui, vous souhaitez revenir sur deux décisions européennes majeures votées en 2022 : l’instauration de la taxe carbone aux frontières et l’interdiction de la production de véhicules thermiques d’ici 2035.
Oui, effectivement, ce sont deux textes révélateurs de la stratégie européenne aujourd’hui et pour demain. Et pour bien comprendre de quoi, il s’agit, il faut repartir un peu en arrière. Avec l’arrivée d’Ursula van der Leyen à la tête de la Commission européenne en 2019, la trajectoire de l’UE a changé, ou plutôt, elle s’est affirmée dans une direction précise : la lutte contre le réchauffement climatique et la neutralité carbone d’ici 2050. C’est sans doute la première fois dans l’histoire de la construction européenne qu’on a un objectif et une vision aussi clairs. Avant, l’enjeu était surtout de parachever le marché intérieur, notamment avec la monnaie unique, ou encore de réaliser les élargissements à l’Est. Mais rien d’aussi engageant pour l’avenir. Et à travers la poursuite de cet objectif, c’est toute la stratégie politique, économique, industrielle et commerciale de l’UE qui est engagée et redéfinit.
Et la taxe carbone aux frontières votée fin décembre, s’inscrit dans cette trajectoire ?
Totalement. Alors c’est assez technique comme mécanisme. Pour faire simple, en Europe il y a un marché du carbone. Ça veut dire que tous les industriels doivent mesurer leurs émissions carbones et payer une taxe sur ces émissions. En fait, jusqu’à maintenant, ils achetaient ce qu’on appelle des quotas carbones : s’ils dépassaient leurs quotas achetés, ils devaient payer la différence, et si au contraire, ils émettaient moins, ils pouvaient revendre la différence sur le marché. Mais jusque-là, ce marché du carbone ne concernait que les Européens. Avec l’introduction du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qu’on appelle taxe carbone, c’est tous les importateurs de produits comme l’acier, le ciment, les engrais, l’aluminium ou encore l’électricité, qui seront concernés. La réforme étend aussi le marché carbone à d’autres secteurs (maritime, aviation, voiture, chauffage).
Quel est l’objectif ?
Il y en a plusieurs. Déjà, égaliser les conditions de concurrence entre les industriels européens qui sont soumis aux règles du marché carbone, et les autres qui ne l’étaient pas et donc qui bénéficiaient d’un avantage concurrentiel. Ensuite, éviter le dumping écologique, c’est-à-dire éviter que des entreprises européennes se délocalisent pour produire dans des pays où il n’y aurait pas de marché carbone. Et enfin et surtout, accélérer la décarbonation de l’industrie pour atteindre l’objectif de neutralité carbone du continent en 2050.
Cette nouvelle mesure, elle fait aussi écho à une autre qui a beaucoup fait parler d’elle récemment : c’est l’interdiction de la production et de la vente de voitures à carburant fossile et diesel en Europe d'ici 2035.
Oui, là aussi, on s’inscrit bien dans l’objectif de neutralité carbone. Mais pas seulement. Avec cette décision, l’ambition c’est aussi de favoriser le passage aux énergies renouvelables pour éviter la dépendance vis-à-vis des importations de gaz et de pétrole non européens. On pense bien sûr aux hydrocarbures russes. Mais pas que. La guerre en Ukraine, et avant elle la crise sanitaire, ont révélé aux Européens leur degré de dépendance vis-à-vis de l’extérieur, dans des secteurs pourtant d’intérêt stratégique. Donc ça a accéléré toutes ses initiatives. Et puis l’autre objectif de cette loi sur les véhicules thermiques – qui est aussi un des objectifs de la taxe carbone aux frontières –, c’est d’influencer au-delà du marché européen, influencer le marché automobile international et faire de l'UE un leader des véhicules électriques et des énergies renouvelables dans leur ensemble.
L’ambition de l’Union européenne est bien identifiée, mais est-ce qu’elle a véritablement les moyens de cette ambition ?
C’est la bonne question. Ces deux décisions vont avoir des impacts réels, à la fois positifs et potentiellement négatifs aussi. Positifs déjà, c’est certain, en matière d’émissions de carbone : cela va sans aucun doute permettre d’atteindre plus rapidement l’objectif de neutralité carbone. Rappelons quand même que l’UE et le Royaume-Uni émettent seulement 4,3 % de la totalité des émissions, contre 14 % pour la Chine, et plus de 6 % pour les États-Unis. Donc la stratégie européenne ne sera un véritable succès, que si elle permet d’influencer les autres puissances émettrices de pollution. Et c’est sur ce point qu’on peut émettre des doutes. La question c’est est-ce que ces nouvelles contraintes ne vont pas décourager les non-européens de continuer à commercer et à investir dans l’Union, et est-ce que ça ne va pas au final pénaliser le marché européen et nos entreprises ? En ce qui concerne les effets pervers potentiels de la taxe carbone pour les industries européennes, l’inquiétude est réelle. D’autant que pour maintenir un équilibre concurrentiel, l’instauration de la taxe carbone aux frontières rime aussi, à terme, avec la fin des quotas gratuits pour les industriels européens, ce qui impactera nécessairement leur compétitivité.
Le pari de l’Union européenne de tout miser sur la transition écologique et les énergies renouvelables, peut-il être perdant ?
Le risque existe, oui. Surtout face à des concurrents commerciaux qui pratiquent un protectionnisme assumé. La Chine bien sûr, mais ça ce n’est pas nouveau, mais aussi les États-Unis : ils viennent de lancer un nouveau plan massif de soutien à l’économie américaine, l’Inflation Reduction Act. Ce sont 430 milliards de dollars qui s’ajoutent aux 1 900 milliards de dollars de leur Plan de relance, pour financer les produits « made in USA » et attirer encore plus d’entreprises sur le sol américain. Toutes ces mesures, elles sont ambitieuses et, d’une certaine manière, courageuses. Mais en attendant que les autres pays s’alignent sur les choix des Européens – si ça arrive un jour – il risque d’y avoir une période transitoire où, toutes ces nouvelles contraintes sur le marché européen peuvent lui être préjudiciable. Et aujourd’hui, à Bruxelles et dans toutes les capitales européennes, tout le monde s’interroge justement sur cette transition et les moyens qu’on est prêt à y mettre, collectivement.
Merci, on vous retrouve la semaine prochaine pour la troisième partie de votre bilan de l’action européenne en 2022.
Entretien réalisé par Cécile Dauguet.