Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Vous êtes intervenue dans le cadre du World Forum organisé chaque année dans les Hauts-de-France. Le thème de cette édition était « À contre-temps ». D’après vous, l’Europe est-elle à contre-temps ?
Je pense qu’elle l’a longtemps été. Et ça n’a pas toujours été une mauvaise chose. Bien au contraire. L’Europe a représenté un idéal à un moment où le monde vivait des heures sombres, après la Seconde guerre mondiale. Le continent entier était dévasté, à la fois humainement, politiquement, économiquement et socialement. Le projet européen ou plutôt la promesse européenne d’une paix sans fin apparaissait à tous ceux qui avait vécu ces moments horribles comme une nécessité, un idéal qu’il fallait à tout prix poursuivre pour garantir que les générations futures ne connaitraient pas les horreurs qu’ils avaient endurés. Donc oui, à ce moment-là, l’Europe était à contre-temps, mais c’est ce dont nous avions besoin. Aujourd’hui, on le répète suffisamment, on est à un moment charnière de l’histoire européenne. Les dirigeants européens doivent décider s’ils veulent oui ou non transformer l’Europe pour qu’elle devienne une super puissance. Et je pense que ce virage est indispensable à l’heure où les super puissances se multiplient et où l’ordre mondial est sans cesse challengé par des rapports de force.
Votre intervention a notamment mis en lumière des enjeux géopolitiques cruciaux. Pourquoi parler de la "multipolarité" comme un bouleversement de l’ordre mondial ?
Parce que nous sommes entrés dans une ère où le pouvoir mondial est redistribué. Les blocs traditionnels comme l’Europe ou les États-Unis ne sont plus seuls à façonner les règles du jeu. Des acteurs comme la Chine, élargie aux nouveaux BRICS, ou encore des alliances d'autocrates, comme Vladimir Poutine et Kim Jong Un, cherchent à imposer un contre-modèle.
Ces pays représentent aujourd’hui environ 45 % de la population mondiale et 35 % du PIB en parité de pouvoir d’achat. Ce n’est pas rien. À cela s’ajoute une dynamique interne inquiétante pour nos démocraties : déclin démographique, montée des populismes, et affaiblissement des indices de démocratie dans nos propres nations.
Quelle est la place de l’Europe dans ce contexte ?
L’Europe a encore de solides atouts, mais elle doit impérativement se réinventer. Sur le plan économique, nous stagnons : en 15 ans, notre PIB n’a cru que de 15 %, contre 30 % aux États-Unis. Nos entreprises paient l’énergie 2 à 4 fois plus cher que leurs concurrents américains, et la surcharge réglementaire pèse lourdement : en seulement 5 ans, nous avons ajouté 5 000 pages de nouvelles obligations pour les entreprises. Face à ces défis, il est évident que l’Europe ne peut plus fonctionner comme elle l’a toujours fait. L’Europe doit être à contre-temps, mais à contre-temps avec elle-même, pas avec le monde. Les enjeux dépassent largement l’économie ou le militaire : si nous laissons le droit céder face à la force, nous entrerons dans une ère d’instabilité mondiale inédite. L’Europe doit sortir de ses réflexes de naïveté et d’idéologie pour adopter une posture pragmatique et audacieuse.
Être à contre-temps, c’est investir là où il le faut pour garantir notre prospérité et préserver notre modèle social. Il s’agit d’assumer la solidarité, mais aussi la compétitivité, comme des outils essentiels pour rester un acteur mondial influent.
Quels leviers concrets l’Europe peut-elle activer pour se transformer ?
Il y en a plusieurs. Sur le plan de l’énergie ou de l’innovation, il faut valider le principe de la neutralité technologique : arrêtons de limiter nos options. Le nucléaire, par exemple, est une solution efficace pour garantir une énergie abondante et à prix compétitif. Mais il faut aussi investir dans toute la panoplie des énergies renouvelables. On peut aussi agir sur le plan de la simplification réglementaire : nous avons besoin d’un moratoire sur les normes européennes et surtransposées au niveau national, qui paralysent nos entreprises. On doit investir dans l’innovation et créer enfin une "DARPA européenne" pour accélérer nos avancées technologiques. Aujourd’hui, nous n’atteignons même pas l’objectif de 3 % du PIB en R&D fixé il y a 20 ans. Et comme le souligne le rapport Draghi, on doit mieux exploiter notre épargne : avec 33 000 milliards d’euros d’épargne privée en Europe, il est absurde de voir 300 milliards chaque année financer des projets étrangers, notamment américains. Créons une véritable union des marchés des capitaux et développons des outils comme un livret industriel pour orienter ces fonds vers des projets stratégiques.
L’Europe en a-t-elle les moyens ?
Oui. Nous avons un marché intérieur fort, une épargne abondante, et des capacités d’innovation. Mais pour cela, on doit oser changer d’échelle et adopter des réformes pragmatiques. Notre objectif n’est pas simplement d’être compétitifs, mais d’assurer la prospérité et la résilience de notre modèle européen face à des modèles alternatifs dont nous ne voulons pas puisqu’ils se fondent sur des valeurs opposées aux nôtres. Ce n’est pas les moyens qui manquent, mais la volonté politique.
Une interview réalisée par Laurence Aubron.