Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Le 2 décembre 2022, le Bundestag a donné son feu vert au CETA. Le CETA, qu’est-ce que c’est ?
C’est l’acronyme du Comprehensive Economic and Trade Agreement. Autrement dit, c’est l’accord commercial bilatéral de libre-échange entre l'UE et le Canada, qui est entré en vigueur de manière provisoire en 2017. Vous parliez de l’Allemagne, en France, l’Assemblée a approuvé le CETA après des débats houleux en 2019, mais le Sénat ne l’a pas encore examiné.
Sur le fond, cet accord doit permettre de réduire la quasi-totalité des barrières aux échanges, qu’elles soient tarifaires ou non, et faciliter les investissements. Mais il fait toujours couler beaucoup d’encre : critique de normes qui seraient trop peu contraignantes, opposition au mécanisme de règlement des différends, inquiétudes pour le secteur agricole, voire opposition croissante au libre-échange.
À quoi doit servir ce texte, alors que la “mondialisation heureuse” peut sembler appartenir au passé ?
Selon la Commission européenne, le CETA permettrait d’augmenter nos échanges commerciaux de 25 %. Il doit favoriser la croissance, la compétitivité et l’emploi, et réduire les coûts des biens et services. L’objectif de l’UE est aussi - voire d’abord - de défendre des normes et standards minimaux : donc d’utiliser son statut de première puissance économique mondiale face à la quasi-paralysie de l’OMC, l’Organisation internationale du commerce. L’UE se veut un leader international, notamment sur l’environnement.
Quel rôle jouent l’Allemagne et la France, deux puissances économiques majeures, dans ces positionnements ?
Les deux pays sont engagés en matière d’ouverture commerciale. Les exportations de notre voisin représentent d'ailleurs 44 % de son PIB. L’économie s’y fonde sur une industrie forte - plus qu’en France, malgré notre mouvement de réindustrialisation. Au contraire, le poids de l’industrie allemande est quasi-stable : 22 % de la valeur ajoutée brute en 2019, contre 15 % en moyenne au sein de l’UE. Cette industrie s’appuie par ailleurs sur les exportations, et des produits à forte valeur ajoutée : ce sont les machines-outils, “das Auto” bien sûr, ou encore la chimie.
Ajoutons deux caractéristiques spécifiques : l’économie allemande repose certes sur les grands groupes que nous connaissons tous, mais aussi sur le “Mittelstand”. C’est une nébuleuse d’entreprises de taille moyenne et intermédiaire, très présentes à l’exportation. Et cette nébuleuse s'appuie sur un capitalisme familial bien plus important qu’en France, et un solide réseau de banques régionales. Parmi ces PME et ETI, Kässbohrer est par exemple le leader européen des engins de damage et de la construction de snowparks - c’est de saison. Le deuxième point, c’est la décentralisation des centres de décision et de production. Ces caractéristiques favorisent traditionnellement la vision de moyen et long termes, et la résilience. Nous avons donc des situations contrastées : elles incitent Paris et Berlin à porter des positionnements parfois différents en matière de politique commerciale.
Quelles orientations prônent ainsi nos deux pays ?
La France prône une souveraineté européenne dans un monde d’interdépendances. Pensons au débat sur les clauses miroir en matière agricole, promu sous présidence française du Conseil de l’UE début 2022 : il s’agit d’empêcher que des produits importés ne respectent pas les mêmes standards sanitaires qu’en Europe. Pensons aussi au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, soutenu notamment par la France. L’Allemagne en vient également à demander plus de réciprocité commerciale, en matière de marchés publics, ou de protection de la propriété intellectuelle par exemple.
L’Allemagne justement, quelle est sa position ?
L’Allemagne a abandonné au printemps 2022 sa politique du “Wandel durch Handel” : en français, c’est le changement politique par le commerce et l’interdépendance économique. Pour citer le chancelier Scholz en novembre : “Nous nous défaisons de la dépendance unilatérale vis-à-vis de la Russie et de la Chine en matière d’énergie et de commerce”.
Je le précise, cette question de la dépendance envers Pékin n’est pas nouvelle, sur fond de guerre commerciale Washington-Pékin, de difficultés économiques ou d’évolution politique en Chine. Dès 2019, la fédération des industriels allemands s’inquiétait de la “concurrence systémique” de la Chine. La BDI recommande depuis, avec prudence, la prudence. En décembre 2021, la coalition fédérale s’est engagée à mener une politique plus exigeante. La guerre en Ukraine, qui remet en cause le modèle allemand, jette par ailleurs une lumière nouvelle sur cette question chinoise.
Comment réduire alors la dépendance allemande envers la Chine ?
Berlin, et le chancelier Scholz, cherchent à renforcer les capacités et diversifier les relations commerciales, en Asie et à travers le monde. L’objectif est la réduction de la dépendance relative envers la Chine, pas un découplage absolu. Car Pékin reste majeur : c’était le premier fournisseur et le second marché d’exportations de Berlin en 2021. Tandis que les investissements directs allemands en Chine ont représenté 10 milliards d'euros au premier semestre 2022. Lors de son déplacement controversé à Pékin, début novembre, Olaf Scholz était accompagné par les patrons de BASF, de Bayer, de BMW, de Volkswagen ou de BioNtech, le producteur de vaccins ARN. Pourtant, Mercedes, Bosch ou la BDI ont décliné l’invitation : pourquoi, cela n’a pas été précisé, mais un certain nombre d’entreprises, notamment de taille moyenne, s’inquiètent des difficultés et risques croissants.
Deux chiffres pour finir. Les échanges Berlin-Moscou ont représenté 60 milliards d’euros en 2021, avant la guerre en Ukraine : les échanges Berlin-Pékin, 245 milliards. Si débat il y a quant aux dépendances de l’Allemagne envers la Chine, l’ordre de grandeur pour des économies déjà affaiblies et sur fond de crise énergétique n’est pas du tout le même : il ne fait que commencer. Le gouvernement allemand devrait publier sa stratégie envers la Chine au printemps 2023.
Entretien réalisé par Laurence Aubron