Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Quelques jours après le 60e anniversaire du traité de l’Élysée, nous nous penchons ensemble sur un projet phare de la coopération franco-allemande, mais parfois boudé : Arte. Arte, qu’est-ce que c’est ?
Arte est mentionnée dans la déclaration du Conseil des ministres franco-allemand du 22 janvier 2023 - de manière très succincte : “Tandis qu’Arte célèbre cette année son 30e anniversaire, nous accueillons favorablement son action en faveur de la liberté et de l’indépendance des médias en Europe.”
Arte, c’est une chaîne franco-allemande de service public, à vocation européenne. Elle est née en 1991 et elle émet depuis 1992. Sa structure est binationale : elle comprend Arte France et Arte Deutschland TV, et Arte, le groupement européen d'intérêt économique, un GEIE. Ces trois structures sont indépendantes. La chaîne est financée à parité par la France et l’Allemagne, et les postes à responsabilité sont répartis entre des ressortissant·es des deux pays.
Vous nous parlez d’emblée de gouvernance, d’enjeux juridiques : la coopération peut-elle s’avérer difficile sinon complexe en raison des différences voire divergences entre la France et l’Allemagne ?
Le projet d’Arte illustre combien le diable se niche dans les détails en matière de coopération, et combien il importe d’y porter une attention renouvelée à travers le temps. Par exemple, les négociations de création de la chaîne ont été compliquées par le fait qu’en Allemagne, les questions culturelles dépendent non pas de la fédération, mais des Länder, les régions allemandes.
D’autre part, la chaîne ne peut pas avoir recours à la publicité : elle est financée à 95 % par les pouvoirs publics, et fait appel au mécénat. Pour résumer, si l’un des deux pays entend verser moins, c’est la contribution de l’autre pays qui risque d’être également réduite.
Sans compter les différences en matière d’habitudes culturelles : entre la France et l’Allemagne, les mêmes programmes ne sont pas forcément diffusés à la même heure. En Allemagne, on dîne aux alentours de 18 h 30 et les programmes de la soirée commencent plus tôt qu’en France - impensable sur une chaîne allemande d’attendre 21 h 15 après un tunnel de publicités !
Différences politiques, juridiques, économiques, culturelles… comme pour beaucoup de projets franco-allemands, pourrait-on considérer qu’elles sont trop nombreuses pour avancer plus avant ?
Sans doute et pourtant des compromis inédits sont possibles, avec un résultat intéressant. Arte a beaucoup progressé ces dernières années en matière de parts d’audience. C’est le cas à la télévision, avec des parts d’audience aux alentours de 3 % en France. C’est encore plus vrai sur Internet : Arte y est particulièrement dynamique et novatrice. Arte, c’est la chaîne de télévision que vous avez certainement déjà regardée, mais aussi des prix prestigieux pour ses créations, des offres pour les professeurs et les écoles…
Alors vous me direz, 3 % de parts d’audience, ce n’est pas beaucoup. Certes, mais c’est plus que BFM TV par exemple. Et c’est une moyenne avec des pics pour des programmes plus suivis comme “28 minutes” ou “Karambolage”. Et ce chiffre en progression ces dernières années traduit une dynamique de croissance : c’est sans doute cela qui est particulièrement intéressant. Pour une chaîne naguère considérée comme élitiste, représenter aujourd’hui un certain modèle de créativité, de présence et d’activité sur Internet sans perdre en qualité est plutôt pas mal comme évolution.
Arte peut-elle représenter autre chose que la coopération franco-allemande ? Autrement dit, un projet franco-allemand peut-il intéresser au-delà de la seule sphère des personnes qui y sont déjà sensibilisées ?
Je trouve l’évolution intéressante : elle est désormais diffusée dans d’autres pays. Elle est également devenue multilingue au cours des années 2010 avec des versions en anglais, en espagnol, en polonais ou en italien. Elle développe également des partenariats à travers l’Europe. L’objectif affiché depuis 2021 par son président Bruno Patino est d’ailleurs ambitieux : “devenir la première plateforme culturelle audiovisuelle européenne”. En tous les cas, le projet illustre le fait que la coopération franco-allemande ne peut se concevoir que dans son ouverture plus large à la construction européenne.
Arte peut-elle être la réponse aux tensions dans la relation franco-allemande ? Des tensions dont on a pu mesurer la vigueur dans le débat public notamment français ces dernières semaines.
Construire un espace et un débat publics franco-allemands et européens ne peut pas se faire en un jour. Et un projet médiatique et culturel, quelle que soit son ampleur et son influence, ne peut pas résumer à lui seul la coopération franco-allemande. Certes, on pourrait souhaiter que cela aille plus vite, plus loin, mais il faut bien commencer par quelque part.
On me demande souvent ce que représente concrètement la coopération entre nos deux pays : d’une part ce n’est pas toujours directement visible parce qu’elle facilite des projets européens - pensons au plan de relance du printemps 2020 par exemple. D’autre part, cette coopération peut sur bien des sujets ne pas fonctionner, et connaître des échecs. Enfin, ce ne sont pas toujours des résultats spectaculaires. 3 % de part d’audience pour Arte ce n’est pas phénoménal, mais avec ses difficultés, ses paradoxes comme ses dynamiques intéressantes, je crois que beaucoup de porteurs de projets aimeraient pouvoir fêter les trente ans de leur aventure dans un contexte de croissance. Rendez-vous dans 30 ans ?
Entretien réalisé par Cécile Dauguet.