Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Le 19 octobre 2O22, nous avons appris le report, le troisième en date, du conseil des ministres franco-allemand qui était prévu pour le 26 octobre à Fontainebleau.
Un sommet très attendu, et pourtant à nouveau reporté : ce sera le premier conseil des ministres franco-allemand en personne depuis 2019. En 2020, il a en effet été annulé en plein Covid, et en 2021 c’est la visioconférence qui a été privilégiée. Ce sera aussi le premier depuis l’arrivée au pouvoir en Allemagne en décembre 2021 d’une coalition qui connaît des tensions et peine à trouver des compromis entre sociaux-démocrates du SPD, Verts et libéraux du FDP. Difficulté qui réduit les marges de négociation de la coalition “feu tricolore” au sein de l’Union européenne.
Ce report de la réunion commune est-il surprenant ?
Il est inédit, et concerne la clé de voûte institutionnelle de la coopération franco-allemande. Mais si les problèmes sont nombreux, c’est ni surprenant ni nouveau. Ce n’est pas surprenant car nous avons depuis longtemps dépassé la seule phase de la réconciliation, des symboles, et des sujets les plus faciles à aborder en coopération. La défense, l’économie, l’énergie : on touche là à des enjeux structurels, “de souveraineté” selon les termes de l’Elysée.
Ces difficultés ne sont pas non plus totalement nouvelles : la coopération franco-allemande n’est pas, n’a jamais été, et ne sera sans doute jamais un long fleuve tranquille. Nous avons des cultures, des fonctionnements politiques, des intérêts différents. La coopération bloque sur la défense (de la culture stratégique aux coopérations industrielles), l’énergie (des approvisionnements au rôle du nucléaire), mais les questions de finances publiques et de dette ne sont pas en reste. Plus globalement, les Français·es sont très attachés aux enjeux de puissance, géopolitiques, militaires. Les Allemand·es sont pacifistes, très attachés aux enjeux économiques, plus tournés vers l’Europe centrale et orientale, pour l’adhésion des Balkans occidentaux à l’Union européenne… Les désaccords s’accumulent dans un contexte de crises majeures.
Dans quelle mesure ces différends, très nombreux, portent sur des enjeux essentiels ?
Prenons le projet de système de combat aérien du futur (SCAF) lancé en 2017 à l’horizon 2040 : les difficultés sont politiques, financières, économiques, industrielles, technologiques. Sont en jeu la composante aérienne de la dissuasion nucléaire française, des questions d’autonomie industrielle, de tissu industriel, de capacités d’exportation. La France est leader sur ce projet - tandis que l’Allemagne l’est sur celui de char de combat du futur - avec Dassault sur la partie “avion de combat”, tandis qu’Airbus, co-entreprise, est leader sur les drones et le cloud de combat. Le diable se niche dans les détails : des cahiers des charges aux financements, en passant par le leadership économique et industriel, le partage de la charge de travail, de la valeur et de la propriété intellectuelle.
Les signaux politiques sont ici essentiels : pour l’Allemagne, remplacer d’ici 2035 ses Tornados par des F35 américains la dotera certes d’un avion capable d’emporter les bombes nucléaires américaines, mais peut inquiéter alors que l’intérêt de Berlin pour les projets industriels bilatéraux a pu sembler plus flou à l’aune des discours du chancelier Olaf Scholz à l’été 2022.
Des différends nombreux sur des sujets essentiels : la guerre en Ukraine complique-t-elle l’équation au point de la rendre insoluble ?
Elle complique l’équation, certainement. Avec des sujets nouveaux de dissensus : en matière d’énergie, du plafonnement du prix du gaz à la réforme du marché de l’électricité, alors que les prix sont très élevés, et qu’un point final a été mis aux importations de Russie. Cette crise renforce également la pression de court terme sur les gouvernements, chargés d’articuler les échelles de temps en matière de choix politiques et de politiques publiques.
Plus fondamentalement, avec une récession prévue fin d’année 2022, une inflation à 10 % sur un an en septembre, c’est le modèle allemand même qui est remis en cause, fondé sur un pacifisme viscéral, le parapluie nucléaire américain, le primat à l’économie en politique étrangère, l’encastrement dans des chaînes de valeur mondiales, le poids des importations énergétiques de Russie et des exportations vers la Chine, une industrie puissante et fortement consommatrice en énergie…
J’ajoute que cette crise bouscule les équilibres mêmes de l’UE, au profit de l’Est ou du Nord, des pays historiquement plus critiques vis-à-vis de la Russie et très allants en matière de soutien à l’Ukraine. Avec des critiques à l’encontre de la France - et surtout de l’Allemagne, dont les réactions paraissent trop lentes, et insuffisantes. Cette crise paraît néanmoins donner raison à la France sur l’importance de la “souveraineté européenne”.
Les difficultés de la coopération franco-allemande sont-elles si profondes qu’elles entravent toute coopération ?
Pris isolément, les différends seraient des obstacles mais n’empêcheraient pas d’avancer. La difficulté majeure est liée à l’accumulation des difficultés sur des dossiers essentiels, dans un contexte de crise. Et ce qui est nouveau avec le report du conseil des ministres franco-allemand, c’est d’acter publiquement ces différends
On touche ici à une différence en matière de négociations et de rapport au temps. En cas de blocage, les Français·es sont plus enclin·es à accélérer à la fin pour produire des résultats, les Allemand·es à rester fidèles au processus, quitte à reporter la deadline. Il était frappant d’entendre des analystes allemand·es estimer que le conseil des ministres commun aurait sans doute pu se tenir le 26 octobre comme prévu, quitte à ce que ce soit sans certains ministres clés, et quitte à ce qu’il n’y ait pas de déclaration commune.
Ce conseil des ministres franco-allemand sera-t-il un nouveau rendez-vous manqué, alors que la liste est déjà longue ?
Ce ne sera pas un nouveau rendez-vous manqué si cette crise est l’occasion de réaffirmer la volonté politique de coopérer, d’oser la confrontation d’idées, le dialogue et la négociation de compromis concrets, tangibles. Si le moteur franco-allemand n’est pas essentiel pour l’Union européenne, il reste nécessaire : il y a urgence.
Chronique réalisée par Laurence Aubron.