Chaque semaine, retrouvez Sophie Lemaître, Docteure en droit, experte des questions de corruption et d’environnement, pour comprendre comment la corruption et les crimes liés à l’environnement mettent en danger notre planète.
Jeudi dernier, vous nous avez donné un aperçu du trafic d’espèces sauvages et notamment du rôle joué par les pays européens. Comment se déroule ce trafic ?
Toute une série d’acteurs est impliquée à différentes étapes de la chaîne du trafic d’espèces sauvages qui comprend le braconnage, le transport, le stockage, l’importation ou l’exportation et la vente. Les rôles sont bien définis : certains sont chargés de traquer et de tuer les pangolins ou les éléphants, d’autres vont les transporter, des intermédiaires vont faciliter les démarches et puis au bout de la chaîne il y a le client. Ce qui faut bien comprendre c’est que ce trafic c’est du crime organisé.
Comment s’y prennent-ils pour dissimuler leur trafic ?
Ils font preuve d’une certaine inventivité ! Les espèces sauvages vont être transportées via des passagers qui prennent l’avion ou être cachées dans des cargaisons chargées à bord d’avion ou de bateaux. Parfois, elles vont être envoyées dans des colis par la poste. L’ivoire par exemple peut être caché dans des conteneurs remplis de poissons pour éviter que les chiens détectent l’ivoire en cas de contrôle. Les cornes de rhinocéros sont enveloppées dans du papier d'aluminium et enduites de dentifrice ou de shampooing pour éviter d'être détectées par les scanners. Pour certaines espèces, elles sont étiquetées comme élevées en captivité pour permettre leur commerce alors qu’elles ont été capturées à l’état sauvage. Les paiements sont bien souvent faits en cash, ce qui complique la tâche des autorités pour démanteler les réseaux.
En 2022, 3 642 saisies ont eu lieu dans l’Union européenne. Et malgré ces saisies, ce commerce illégal perdure. Pourquoi ?
Le trafic d’espèces sauvages est l’un des crimes les plus lucratifs au monde. Il génèrerait entre 7 et 23 milliards de dollars de revenus illicites chaque année. Par exemple, le kilo de civelles se négocie entre 250 et 500 euros en France et jusqu'à 5 000 euros en Asie. Les cornes de rhinocéros se vendent, quant à elles, autour de 13 000 dollars le kilo au Vietnam. Le commerce illégal rapporte donc gros et en plus le risque d’être arrêté et condamné est quasi inexistant, et ce malgré les milliers de saisies chaque année. Actuellement, le trafic d’espèces sauvages est particulièrement rentable. Et puis, bien sûr, la corruption joue un rôle important.
De quelle manière ?
La corruption, c’est ce qui permet au trafic d’exister et de perdurer. Elle concerne à la fois les fonctionnaires mais aussi le secteur privé à tous les échelons de responsabilité. Parfois les agents publics vont même faire partie des réseaux criminels. Plus concrètement, des pots-de-vin sont versés aux gardes forestiers pour qu’ils ferment les yeux sur le braconnage, voire pour qu’ils divulguent les coordonnées pour trouver les animaux. Les forces de l’ordre reçoivent de l’argent pour autoriser le transport. La corruption sert aussi à obtenir de faux documents pour permettre l’exportation des espèces sauvages. Les douaniers et mêmes les employés des compagnies aériennes ou maritimes vont laisser passer la marchandise en échange d’un pot-de-vin. La corruption a beau joué un rôle essentiel, on n’a que très peu d’informations. Pourquoi ? Et bien parce que les autorités se focalisent sur le trafic et ne mènent que très rarement des enquêtes pour déterminer si des pots-de-vin ont été versés et qui était impliqué.
Qu’est-ce qui est fait pour lutter contre ce fléau ?
Au niveau international, Interpol, Europol, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime et l’Organisation mondiale des douanes mènent des enquêtes coordonnées. Les institutions financières comme les banques tout comme les compagnies maritimes et aériennes mettent en place des initiatives pour limiter le risque que leurs organisations contribuent au trafic d’espèces sauvages. Des ONGs comme TRAFFIC, Environmental Investigation Agency ou Wildlife Justice Commission réalisent un travail de collecte de données et d’informations formidables. C’est sans compter l’action des gardes forestiers ou rangers qui mettent leur vie en péril pour protéger les animaux.
Une interview réalisée par Laurence Aubron.
Sources :
Franceinfo, Pays-de-la-Loire : l'équivalent de 70 000 euros de civelles saisies, trois personnes en garde à vue (2024)
Wildlife Justice Commission, Rhino horn trafficking as a form of transnational organised crime 2012-2021 (2022)
Wildlife Justice Commission, Dirty Money: The Role of Corruption in Enabling Wildlife Crime (2023)
UNODC, World Wildlife Crime Report (2024)
FATF, Money Laundering and the Illegal Wildlife Trade (2020)
TRAFFIC, Wildlife money trails – building financial investigations from wildlife and timber trafficking cases in the European Union (2023)
TRAFFIC, Case Digest: An Initial Analysis of the Financial Flows and Payment Mechanisms Behind Wildlife and Forest Crime (2021)
U4 Anti-Corruption Resource Centre, Formation gratuite d’1 heure sur la corruption et le trafic d’espèces sauvages