Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz.
<La tracklist :
- Harvey Sutherland – Jouissance
- Yasuaki Shimizu - Ore No Umi
- Auf Togo - Along The Dotted Line
- Société Etrange - La Rue Principale de Grandrif
- Cavern of Anti-Matter - Sound-Magic’s Death Ray Destroys The Vortex And Has Union With Infinity
- Portable Sunsets – Islander
- Delroy Edwards - Live And Let Live
- Enchante - The Search
- Modal Melodies - Occupants
- Matt Karmil – Skinhole
- Underworld - Ballet Line
« Déceptif ». Voilà ce que lui inspirent les sèche-mains électriques, qui, même lorsqu’ils sont premium comme celui-là, produisent toujours un résultat médiocre.
Allez tant pis, d’une main droite à demi-humide Erika qui finit de scanner son apparence dans le miroir, saisit le verrou pour sortir des toilettes, lequel verrou tourne dans le vide. D’un bref aller-retour, elle se frotte la main sur son jean pour la sécher, puis recommence : le mécanisme tourne toujours le vide, un vide vertigineux cette fois.
Une impression de gouffre dans le ventre, suivie d’une fugace sensation de chaleur aux joues lui infligent une vérité qu’elle feignait de ne pas comprendre depuis la première tentative de déverrouillage il y a de cela 3 ou 4 secondes : manifestement, la porte ne s’ouvrira pas, du moins pas de l’intérieur. Chienne de clenche.
OK, l’index replié en heurtoir, Erika frappe nerveusement la porte et lance un timide « eh oh, y a quelqu’un là ? ». Elle sait qu’il n’y a personne là, puisqu’il y a 5 minutes elle était seule dans le vestibule où trône un autre lavabo avec un autre sèche-main électrique à la con.
OK, la main gauche, toujours à demi-humide - « dis-donc c’est l’enfer ces histoires de sèche-main » relève l’inconscient d’Erika qui garde cela pour plus tard afin de ne pas rajouter de la contrariété au stress – la main gauche, à demi-humide donc, plonge dans le sac à main reposant sur le bord du lavabo, pour en ressortir le téléphone portable. Déverrouillage digital, ça fait au moins un truc qui veut bien se déverrouiller normalement, mais pas de bol, aucun service.
« eh oh, y a quelqu’un là ? » retente en criant Erika , frappant cette fois vigoureusement la porte du plat de la main. Aucune réponse.
« Nan mais sérieux » se lance Erika alors à elle-même, cherchant par là à demander au monde combien de temps elle va rester enfermée.
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Son téléphone lui semble bien inutile. Ce n’est pas tant l’absence de réseau et partant l’impossibilité d’utiliser les services de communication pour se tirer d’affaire qui la perturbe ; c’est plutôt l’absence total d’intérêt pratique de ce boitier lisse, qui ne peut ni servir de levier, ni de tournevis, etc. en somme qui ne constitue en rien une alternative au Couteau suisse. D’ailleurs existe-t-il une application Victorinox ? Si oui, que peut-elle bien offrir comme service ?
Assise sur le WC, elle en est à ce point de ses réflexions lorsque la pièce bascule dans une obscurité totale. A peine sursaute-t-elle que la lumière se rallume : Erika découvre le détecteur de mouvement auquel elle n’avait jusqu’alors pas porté attention ni laissé de répit.
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Incursion furtive dans une grotte lors d’une plongée en bouteille à Hurghada, déambulation dans un bunker à demi-enfoui… si Erika a déjà éprouvé très ponctuellement le sentiment de panique ou de suffocation dans ces situations bien particulières, cela n’a au moins pas été le cas cette fois. Le ridicule de la situation capte toute son attention ; la peur de la honte l’emporte sur la peur de l’enfermement.
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L’écran du téléphone indique 20H20, le musée a fermé ses portes depuis 20 minutes. Erika ne sera plus retrouvée de manière fortuite par un visiteur. Mais paradoxalement cette désertion du musée la rassure : les gardiens auront désormais tout le loisir d’entendre ces appels à l’aide, ou au moins de découvrir sa présence lors d’une ronde qui finira bien par passer par ces toilettes isolées du dernier étage.
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Sans réseau pour utiliser WhatsApp, Twitter ou autre, Erika redécouvre la fonction Note de son téléphone et ambitionne de rédiger un Papier Journal de confinement dans lequel elle consignerait chaque moment de sa retraite involontaire. Elle est toutefois coupée dans son élan par le brusque arrêt du téléphone à court de batterie. Erika résistera-t-elle à la tentation de le jeter dans la cuvette ?
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Erika se remémore cette émission de radio sur le vol de La Joconde au début du XXe siècle qui rapportait qu’on entrait à l’époque au Louvre comme dans un moulin et que des journalistes en mal de sujets avaient volé des œuvres pour les restituer, une fois publié leur article criant au scandale ; ou qui évoquait le cas de cet écrivain fantasque qui s’était fait enfermer toute une nuit et aurait dormi dans un sarcophage égyptien. « Les temps ont bien changé, pense-t-elle, et le temps passe si lentement présentement ».
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Accablée de fatigue et d’ennui, Erika envisage de s’allonger par terre pour dormir. Le sol est plutôt propre, ça, ça va, et au pire elle pourrait se faire une couche de papier toilette. Non le problème, c’est qu’entre l’emprise du lavabo et du toilette, et le coffrage abritant l’évacuation, la pièce est ainsi faite que l’on ne peut s’étendre complètement sur le sol. « J’aurais dû aller dans les toilettes PMR elles sont plus vastes », pense-t-elle, avant de se corriger : « Dans les toilettes PMR la question ne se pose pas, parce qu’à coup sûr le verrou fonctionne normalement ».
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Pour une raison qui lui échappe, Erika regarde derrière elle, par-dessus son épaule et aperçoit son reflet dans l’eau de la cuvette des toilettes. L’intimité absolue de sa situation la pousse à relever le bas de sa toge si légère et si fluide pour admirer le reflet de son boule sur l’intégralité de la surface du lac de Côme coloré par d’innombrables bloc WC fraicheur bleue Atlantique. Kim Kardashian n’a qu’à bien se tenir ! D’ailleurs Kim l’observe cachée derrière un buisson, elle sait qu’elle ne fait pas le poids, et alors folle de jalousie Kim sort de sa cachette et actionne le mécanisme d’un détonateur et dans un grand fracas… « Ah mais qu’est-ce que vous faites là ? Vous avez passé la nuit ici ? » demande à Erika l’agent d’entretien qui vient de déverrouiller la porte des toilettes.
Crédit photo : Modal Melodies - Modal Melodies