À propos d’Elise Bernard : Docteur en droit public, enseignante à Sciences-Po Aix et à l'ESSEC, décrypte chaque semaine les traductions concrètes, dans notre actualité et notre quotidien, de ce grand principe fondamental européen qu’est l’État de droit. Ses analyses sont publiées sur la page Europe Info Hebdo.
L’État de droit c’est la démocratie, cela implique donc que l’État de droit garantit la participation active du·de la citoyen·ne ?
Tout à fait, un gouvernement démocratique ne saurait exister sans espace public que le philosophe Habermas définit comme un « processus au cours duquel le public, constitué d’individus faisant usage de leur raison, s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État ». La civilisation européenne peut se vanter, depuis le 18 e siècle de ses salons, cafés ou clubs. En fait des espaces qui contribuent à multiplier les débats politiques.
Aujourd’hui, ces sociétés de pensée ne se limitent plus à quelques clubs réservés aux initié·es.
Exactement. On a déjà vu que l’espace public est occupé grâce au développement des droits fondamentaux de la pensée, d’expression et d’association : toutes ces manifestations sont liées à l’exercice démocratique. On a vu aussi que les droits acquis par les citoyen·nes emportent des obligations à l’égard des pouvoirs publics : manifester est un droit, il emporte des obligations en matière de police administrative. Cette relation induite par le « Contrat social », pour reprendre l’expression de Rousseau, permet l’affirmation constante – et croissante - de la société civile au cours du XXe siècle et trouve son point culminant dans la remise en cause des régimes autocratiques au nom de l’État de droit. Parfois violemment comme en Roumanie, durant l’hiver 1989.
Les citoyen·es, grâce à la multiplication des moyens d’occupation de l’espace public pèsent donc plus lourd au moment de revendiquer une certaine vision de l’État de droit.
Voilà, le propre de chaque histoire nationale et/ou étatique, c’est d’avoir pu donner un sens à son État de droit. A un moment, l’action civile a rendu possible l’imposition d’une idée ; sous une forme visible voire violente ou au contraire, très discrète dans les lobbies feutrés. En fait, la multiplication des supports de presse, des partis politiques, des syndicats, les médias dématérialisés - radio, télévision, internet – sont venus élargir ce champ de la visibilité des idées et des visions de l’État de droit.
Mais avec internet et les réseaux sociaux, on peut dire que de nouvelles places publiques - désormais numériques - apparaissent dans le paysage politique ?
En effet, l’exercice de la liberté fondamentale d’expression connaît un tournant avec l’utilisation de ces plateformes permettant une participation politique en ligne, en temps réel, à moindre coût physique et financier. Les réseaux sociaux tiennent une place de plus en plus cruciale dans l'exercice du politique en direct ! De façon plus encadrée, le Grand débat national en France, ou la Conférence sur l’Avenir de l’Europe dont la partie numérique vient compléter les rencontres physiques, visibles et - plus ou moins - médiatisées. Eh bien les citoyen·nes se saisissent, plus ou moins rapidement, de cette idée d’une démocratie directe entre personnes physiques douées d’esprit critique.
Certain·es vont avancer le fait qu’on peut lire et entendre tout et n’importe quoi sur ces plateformes.
Dans la rue comme en ligne, on peut voir des interprétations abusives de la liberté d’expression. Elle est cependant plus impressionnante parce qu’elle demande peu de temps et de moyens, sans parler des bots, une forme d’automatisation de la diffusion ! Cela peut donner un reflet truqué de l’opinion publique, une exagération de la popularité d’une personnalité. La bataille qui se tient dans l’espace communicationnel est au cœur de notre État de droit démocratique. Il y a de fausses informations, il y en a toujours eu. Mais se donne-t-on les moyens de rééquilibrer leur surreprésentation artificielle ? C’est plutôt cette question qu’il faut se poser.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.