Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Clap de fin pour votre sixième saison sur notre antenne. En six ans, ils ont bien changé, la France et l’Allemagne, l'Europe et le monde.
Et moi avec ! En rétrospective, je m’aperçois que j'ai changé d'avis sur pas mal de phénomènes de notre époque. Des hypothèses se sont avérées erronées, des convictions ont été ébranlées, et des certitudes ont volé en éclat.
Encore heureux – comme on dit, il n'y a que les imbéciles qui ne changent jamais d'avis ! Quels sont les sujets sur lesquels vous portez un regard différent aujourd’hui ?
On peut commencer par les grands réseaux sociaux, de Facebook à tiktok, en passant par Instagram ou Twitter. J’ai suivi leur émergence sans a priori. Ils suscitaient, à juste titre, l’espoir d'un nouveau type de débat public, moins vertical, accessible à tous, susceptible d’enrichir la vie démocratique. Le résultat est déprimant : à quelques rares exceptions près, ce sont des pièges addictifs qui abrutissent toute une génération, qui créent souvent de la souffrance, qui tuent la capacité de concentration, arc-boutés sur un modèle de business basé sur l'hystérie, la polémique, l’agressivité.
On a compris, ils le feront sans vous, à l’avenir. Et sur la lutte contre le changement climatique, avez-vous évolué, à part le fait que vous ne prenez plus l'avion ?
Oui, sur le nucléaire. Pas évident pour quelqu’un qui a été socialisé dans l’Allemagne des années 70. Mais les faits sont têtus : c’est une énergie de transition dont on se serait bien passé, mais dont on aura besoin pendant un bon moment encore. Parfois, il faut assumer le choix du moindre mal.
Par ailleurs, je m'attrape aussi en flagrant délit d'empathie pour les éco-activistes qui dérangent avec leurs actions de désobéissance civile. Chacun son idée sur leurs méthodes et leurs limites. N'empêche, ils sont la mauvaise conscience que nous refoulons trop facilement.
Un sujet sur lequel nous avons presque pu suivre votre évolution de pensée « en direct sur l'antenne », c'est le pacifisme hérité des décennies de l’après-guerre, qui perd sa pertinence face à l’agression brute.
Effectivement. Déjà, la Russie et la Chine ont porté le coup de grâce à cette bonne vieille conviction selon laquelle le commerce adoucit les mœurs. Grâce à la mise en œuvre prudente et déterminée de ce principe par Jean Monnet, il a bien servi l’Europe pendant des décennies mais quand la haine de l’Occident et des valeurs qu’il incarne devient la matrice qui structure l'action internationale, toutes les interdépendances commerciales s’avèrent impuissantes contre les impératifs idéologiques.
Quant au pacifisme de principe, il est pris dans un piège d’incohérence. Rien n’interdit de le considérer, dans l’absolu, comme une éthique vertueuse. Mais vouloir l'imposer depuis une position de sécurité à un peuple qui se bat pour sa liberté et son droit à l’auto-détermination, cela a quelque chose d’indécent.
Et l’Europe dans tout cela ? Sur laquelle de ses politiques avez-vous changé d'avis ?
Sur l'élargissement, assurément. Il faut donner des perspectives réalistes à des démocraties fragiles qui ont besoin d'être consolidées, au-delà de l’Ukraine, dans les Balkans, voire même dans le Caucase. Si dans six ans, nous sommes toujours à 27, nous aurons raté une échéance historique et manqué à une obligation morale.
Dans le nouveau monde qui vient, le rôle de l’Union va évoluer aussi. Il est déjà en train de le faire. Simplement promouvoir la démocratie, l'état de droit, et les valeurs qui les sous-tendent ne sera plus suffisant. Il faudra les défendre avec acharnement contre ceux qui veulent leur peau, et qui ne s’en cachent plus, désormais. Ce sera sa raison d'être, espérons qu’elle sera à la hauteur.
Un monde en mutation dans lequel on n’a sans doute pas fini de changer d’avis.
Mais dans l’immédiat, je nous souhaite d’abord de bonnes vacances d’été.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.