Nous retrouvons Anna Creti, professeure d'économie à l'Université Paris Dauphine et Directrice scientifique de la chaire économie du gaz naturel et de la chaire Economie du climat.
Nous avions déjà évoqué la dépendance européenne au pétrole russe dans une des chroniques précédentes. On arrive, quelques mois plus tard, à un embargo. Pouvait-on le prévoir ?
La décision d’un embargo de pétrole russe a émergé progressivement dans les derniers mois, en partant du constat que la facture européenne d’achat de pétrole russe s’est élevée en 2021 à 80 milliards d’euros. Trop d’argent qui finit dans les poches du Kremlin, pour soutenir l’économie de guerre russe. On a eu l’impression que l’embargo sur le gaz a été écarté et que celui sur le pétrole a pris forme. Plus cher mais aussi moins contraint par des infrastructures dédiées, comme c’est par contre le cas du gaz, le pétrole était le candidat idéal pour un embargo. Idéal mais pas facile non plus. Le soutien de l’Allemagne pour atteindre cette mesure a été fondamental. Et la négociation avec la Hongrie d’Orban l’a été aussi.
Et justement, quelle était la raison de l’opposition hongroise ?
La position portée par Orban était que l’embargo pénalise les pays comme la Hongrie, la Slovaquie et la République Tchèque en grande difficulté. Ces pays sont desservis par l’oléoduc Droujba, en ligne directe depuis la Russie, pour 65% de leur approvisionnement. Mais cette ligne directe bénéficie d’un contrat avantageux entre MOL, la principale compagnie pétrolière hongroise, et la Russie. Un pétrole acheté à bas prix et revendu cher. Mais qui permet de garder un prix faible en Hongrie, qui ne subit donc pas l’augmentation du prix des carburants. Donc ou, le pays est enclavé et il faut le connecter à l’oléoduc qui va vers la Croatie. Mais 800 000 millions pour le faire…ce n’est pas rien. D’autant plus que les hongrois ont le temps de le faire, leur pétrole étant exclu des sanctions. L’exemption ne prendra fin que sur une décision unanime du Conseil, sur proposition du haut représentant pour les affaires étrangères. Ce qui, de facto, donne la possibilité aux Hongrois de décider quand l’exemption prendra fin. En bonus, l’oléoduc Droujba dessert aussi la Pologne et l’Allemagne, qui profiteront, indirectement, de cette mesure. La décision des 27 permet aussi des exemptions pour la Bulgarie (jusqu’à fin 2024) et la Croatie pour du gazole (fin 2023, sous conditions). La Tchéquie a aussi une exemption de dix-huit mois qui lui permettra d’acheter des produits pétroliers russes acheminés par oléoduc dans un autre État membre. Et une exemption générale est prévue pour les pays enclavés dont l’approvisionnement par oléoduc est interrompu « pour des raisons hors de leur contrôle » : ils pourront alors être approvisionnés par tankers. En clair : des mesures qui rassurent ces pays qui pourront être coupés par la Russie.
D’où aussi la décision d’embargo sur 2/3 du pétrole russe, soit les livraisons qui arrivent par bateaux ?
Anvers, Rotterdam, Le Havre, Hambourg, ce sont les ports qui n’ont pas cessé d’accueillir des navires russes, qui transportent majoritairement du pétrole et des produits raffinés. C’est donc là que le trafic va progressivement s’interrompre, d’ici la fin de l’année. Rappelons aussi que, suite aux sanctions décidées en avril, les ports européens étaient déjà fermés aux navires russes et biélorusses, à l’exception des transports de produits alimentaires, pharmaceutiques, de l’énergie et des engrais ou de biens humanitaires. Le transport de matières premières destinées aux centrales nucléaires, de charbon est autorisé jusqu’au mois d’aout.
Un embargo efficace?
Sur le papier, cette mesure est très drastique. Après l’Europe devra faire les comptes avec la facture du pétrole qu’il faudra chercher ailleurs, et au prix fort. Du côté russe, reste l’arme du gaz : l’interruption des livraisons continue, avec le Denmark qui vient d’être interrompu, après la Pologne, la Bulgarie, les Pays Bas, et lé pétrole russe pourra trouver des repreneurs, notamment en Asie. Comme l’Europe, la Russie va chercher d’autres marchés dans les prochains mois, certes cela aura un coût, mais un embargo qui reste partiel est aussi « partiellement » efficace.
Anna Creti au micro de Laurence Aubron