Parlons Commission - les institutions européennes en questions

Magali Ballatore: des travailleurs temporaires à la Commission?

Magali Ballatore: des travailleurs temporaires à la Commission?

Tous les mois, Lola Avril, docteure en science politique, discute avec un·e chercheur·se en sciences sociales pour mieux comprendre, à partir de ses travaux, le fonctionnement de la Commission européenne et sa place dans le processus décisionnel européen.

Pour ce huitième épisode, j'ai le plaisir de discuter avec Magali Ballatore, maître de conférence en sociologie à l'Université Aix-Marseille, au laboratoire Mesopolis. Bonjour Magali. Alors dans le dernier épisode, Hussein Kassim rappelait que ceux qui travaillent pour la Commission européenne ne sont pas tous des fonctionnaires européens. Vous avez justement enquêté sur ces travailleurs temporaires des institutions, qui sont-ils ?

Oui, effectivement, sur la Commission européenne, il y a différentes catégories de personnels qui ont des statuts et des conditions surtout d'emplois variables. Alors principalement, je me suis penchée sur le segment secondaire justement de l'emploi européen, c'est ce qu'on pose d'emplois atypiques et les personnes qui les occupent, elles ont des parcours qui sont marqués par des périodes parfois de chômage, d'inactivité ou plusieurs contrats courts qui succèdent.

Alors je me suis penchée aussi sur des stagiaires, les stagiaires travaillant à la CE, qui effectuent soit des stages administratifs, soit de traduction, donc davantage sur les stagiaires administratifs.

Mais le personnel le plus intéressant à mon sens, parce qu'il occupe une place grandissante dans la fonction publique, que ce soit des États ou européennes d'ailleurs, c'est celui des agents contractuels.Alors eux, ils sont recrutés pour travailler dans des directions générales de la Commission, ils effectuent souvent des tâches administratives, ils sont engagés à titre temporaire, ils remplacent des fonctionnaires qui sont disponibles pour maladie, pour congés de maternité par exemple, ou ils compensent aussi un manque d'effectifs dans les périodes qui sont chargées.

Lors de notre enquête, ils étaient engagés pour une durée, c'était trois ans maximum.

Maintenant, ils peuvent être réembauchés. Donc ils sont sélectionnés aussi sur dossier, mais ils passent aussi des tests un peu, à l'instar des fonctionnaires, qui répondent aux exigences du recrutement. Et ce qui est intéressant, c'est que leur salaire est quand même nettement inférieur à ceux des fonctionnaires. À l'époque, c'était entre 1 600 euros et 5 000 euros au maximum.

Et ce qui m'a aussi beaucoup intéressée, c'est le personnel qui est moins visible, parce qu'il ne rentre pas dans les statistiques officielles. Donc les intérimaires, ils peuvent être recrutés par des agences.

Alors vous avez mené une enquête ethnographique sur cette population. D'abord, comment s'est-elle déroulée ? Et puis aussi, quels sont les apports de cette méthodologie par rapport à des enquêtes statistiques ou par questionnaire, ce qu'on fait beaucoup généralement quand on étudie les personnels des administrations ?

Oui, en effet, j'ai réalisé une enquête qui croise différentes méthodes. Moi aussi, j'ai utilisé le questionnaire, mais c'était une analyse mixte, en somme, qu'on prend à la fois l'analyse de données secondaires, la construction de données à l'aide du questionnaire, mais aussi des entretiens semi-directifs et des observations, en effet. Parce qu'il m'a semblé que certaines choses, qui concernent notamment la vie hors travail, la socialisation dans ce milieu, mais aussi beaucoup de débats, de controverses, se déroulaient hors des murs de l'institution. Et j'ai décidé vraiment d'habiter au cœur du sujet, si je puis dire.

Donc j'ai vécu dans un appartement en colocation, juste derrière le bâtiment, le Berlaymont, où vivaient justement de nombreux jeunes qui avaient entre plus ou moins 25-35 ans et beaucoup travaillaient dans ou pour les institutions européennes.

Donc je me suis fortement insérée dans ce milieu. Et ça m'a permis d'examiner différentes dimensions d'interlocution, les langues utilisées en fonction des contextes, la distribution de paroles entre les groupes de jeunes fréquentés lors de rencontres culturelles, festives, mais également les rapports, les interactions entre les anciens et les nouveaux émigrés à Bruxelles.

Alors grâce à ce riche matériau ainsi collecté, vous avez montré la diversité des profils, mais aussi qu'il y a des formes de permanence dans l'intermittence. C'est-à-dire, quelles sont les stratégies de ceux qui devraient être des temporaires, on va dire à Bruxelles notamment, pour rester dans le champ politico-administratif européen ?

Alors je ne sais pas si on peut parler de stratégie, parce que certains parlent de situations plutôt infantilisantes. Donc lorsqu'il s'agissait par exemple de remplir toutes les semaines une fiche de présence avec des horaires de travail, la faire signer à son supérieur, donc ça c'était assez intéressant à recueillir dans les discours surtout.

De nombreux jeunes travaillent comme prestataires de services au sein des institutions européennes, et ils n'entrent pas dans les statistiques. Donc ça c'était intéressant de les rencontrer, ces intérimaires de la commission. Et contrairement à la situation confortable des experts par exemple, le chômage pourrait en quelque sorte intégrer au système de l'emploi, et généralise une insécurité professionnelle.

Le fait de pouvoir par exemple, de devoir après six mois de contrat à la Commission, rentrer chez soi, ou partir en congé un mois avant éventuellement d'être réembauché, rend ce statut particulièrement instable. Donc la réembauche par la suite n'est pas garantie.

Souvent ces jeunes n'ont pas travaillé suffisamment aussi pour bénéficier de droits de chômage. Alors certains contractuels nous ont aussi rapporté à être sur des emplois permanents, alors que théoriquement le personnel temporaire, comme je l'ai dit, ne peut pas être embauché sur de tels postes.

Et donc à l'issue des trois ans par contre, de nombreux contractuels trouvent des emplois au sein des agences d'exécution. Alors certains, que j'ai suivis quelques années après, ont réussi les concours de fonctionnaires et rentrent à la commission, mais pas tous. Donc là aussi, il y a des situations très variables sur le long terme.

Est-ce que certains peuvent notamment trouver comme solution d'être recrutés, non pas par les institutions, mais par tous les acteurs non institutionnels, les organisations du secteur privé qui gravitent autour de ces institutions ?

Oui, alors ça c'est des choses qui se voient effectivement, surtout dans les agences, ceux qui sont autour des institutions. Il y a aussi des lobbies, etc.

Donc l'emploi autour de la Commission ne se résume pas effectivement à cet emploi public.

Donc effectivement, il y a certes ceux qui restent, parce que là aussi, c'est pour ça que j'avais fait dans mon dernier article des idéotypes, parce que pour certains, la commission européenne n'est pas l'aboutissement d'un parcours européen ou international qui est pensé tôt. Alors que pour d'autres, les agences s'ancrent dans cette carrière internationale, mais elle n'est pas toujours non plus européenne, donc c'est pour ça qu'il y a vraiment différents profils.

Donc moi j'avais discerné l'agent temporaire de passage, qui lorsqu'il n'est pas belge, il cherche à se construire pleinement en étranger, et lorsqu'il a vécu à Bruxelles depuis l'enfance, il ne se sent pas vraiment non plus appartenir à cette communauté des expatriés.

Puis il y a l'agent, lui, temporaire, que j'ai qualifié de carriériste, qui ayant décidé tardivement pour les moins dotés, donc là aussi socialement, scolairement, de s'orienter vers Bruxelles et ses institutions, pour y travailler, cherche avant tout à s'adapter à son environnement professionnel.

Puis l'agent temporaire transnational, qui a pensé son parcours international lors de ses études, il en appelle au plurilinguisme, l'esprit cosmopolite, etc.

Et j'avais une dernière catégorie que j'ai nommée les convertis, dont les facteurs, en fait, c'est les facteurs vraiment répulsifs de la société d'origine qui ont été déterminants, plus que des facteurs attractifs du but d'accueil des institutions.

Vous montrez qu'au-delà de cette diversité des profils que vous avez identifiés, les différences d'origine sociale, de genre, peuvent peser sur les trajectoires. Quelles inégalités structurelles apparaissent dans l'accès et le maintien dans l'administration européenne ?

Alors oui, la question des origines sociales et disciplinaires, enfin des filières d'études qui ont été suivies, et surtout le genre, ça m'a beaucoup marquée, parce qu'en effet, pour les diplômés de l'enseignement supérieur européen, l'enjeu est moins d'éviter, si vous voulez, de se retrouver au chômage, que d'assurer plutôt une chance à la mesure des efforts, des acquis scolaires.

Mais les enjeux sont différents du nord au sud, de l'est à l'ouest de l'Europe. Ça c'est très fort dans les résultats que j'ai. Donc c'est que les marchés du travail de ces pays sont très différents, notamment la façon dont les jeunes les intègrent, suivant leurs origines disciplinaires et sociales. Et être permanent à la Commission reste quand même la norme, mais ça c'est ce que j'aime rappeler aussi quand on parle de mobilité, quand on a une génération mobile, etc. Non pas du tout, c'est quand même l'immobilisme qui reste la norme.

Mais c'est un principe, le fait d'être permanent, qui s'érode quand même au profit d'un personnel temporaire. Et donc je suis parvenue à obtenir des données, par exemple, de certains services qui montrent que ce n'est qu'après 40 ans que le nombre de fonctionnaires devenait plus important que le nombre de contrats actuels. Donc au niveau des âges, c'est intéressant, la montée en âge aussi voit disparaître aussi peu à peu les femmes.

Il y a une chose qui est importante, c'est qu'une représentation de la répartition par âge selon le sexe montre une pyramide des âges gonflée à la base pour les femmes, les jeunes aussi, et inversement réduite pour les hommes. Donc les stagiaires par exemple, c'est les plus jeunes à la commission, ils sont pour 65%, à l'époque où j'ai enquêté, ils étaient 65% à peu près de femmes.

Et il y a aussi les questions de la répartition en fonction des nationalités qui est intéressante, qui montre une surreprésentation des Belges par exemple dans des positions hautes d'assistants et d'administrateurs. Et après il y a les Italiens et les Français qui sont de seconde et de troisième position. Mais si on exclut les experts nationaux, l'Europe du Sud est largement surreprésentée dans des emplois précaires par rapport aux emplois permanents.

J'ai repéré des différences de vécu aussi en fonction de l'âge des individus. Et après plusieurs années avec la montée en âge, surtout l'arrivée d'enfants, lorsque la station à Bruxelles devient durable, la mobilité diminue fortement, elle ne disparaît pas non plus.

Mais plus le temps passe, et encore aujourd'hui, c'est surtout avec l'arrivée des enfants, c'est sur les femmes que repose principalement la décision de suivre, d'accepter un compromis ou de s'installer durablement dans la conjugalité ou le célibat. Et donc ça c'est le matériau ethnographique, il montre vraiment cette réalité mitigée par rapport aux mobilités qui sont souvent encensées, faites de conditions d'insertion professionnelle qui peuvent être détériorées pour certains jeunes, régions et des questions compliquées qui sont liées à des questions de genre.