Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
Dimanche s’est déroulée l’élection présidentielle en France. Emmanuel Macron, en clôture du débat de l’entre-deux-tours, l’a présentée comme une élection pour ou contre l’Europe. Par-delà les programmes des candidats, l’histoire de la construction européenne a été marquée par celle des « couples », formés entre les présidents français et certains de leurs homologues étrangers, le plus souvent allemands. À quand peut-on faire remonter cette pratique ?
L’expression “couple franco-allemand” date de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Elle évoque sa relation avec Helmut Schmidt. C’est d’abord la presse française qui l’utilise, afin de souligner l’entente entre les deux hommes, ainsi que la convergence de leurs projets pour l’Europe. En Allemagne, dans un premier temps, la presse évoque le moteur franco-allemand. Puis l’expression s’impose dans les usages à partir de là. On peut donc dire que le tournant, en la matière, date de la seconde moitié des années 1970.
Il faut dire que le « couple » VGE – Schmidt avait tout pour fonctionner. Les parcours des deux hommes sont parfaitement compatibles : ils deviennent président et chancelier en 1974, à 11 jours d’intervalle, et ce pour une durée très proche (7 ans pour VGE, 8 pour Schmidt). Auparavant, ils ont tous deux été, en même temps, ministre des Finances. Ils ont donc déjà travaillé ensemble, notamment, en 1972, sur le projet de Serpent monétaire européen. Ajoutons que leurs projets pour l’Europe communautaire continuent de converger durant leur passage à la présidence et à la chancellerie. Le tout favorise un approfondissement de la construction européenne.
Mais si l’expression date de cette période, elle est aussi utilisée a posteriori, et donc pour d’autres « couples » franco-allemand. N’est-ce pas ?
De fait, le premier véritable couple fut, antérieurement, celui formé par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, entre 1958 et 1963. Contrairement à VGE et Schmidt, leur entente ne va pas de soi. Adenauer est connu pour ses convictions européennes. Il soutient notamment avec force le projet de Communauté européenne de défense auquel De Gaulle est très hostile. Les deux hommes ne se retrouvent pas non plus sur la relation avec les États-Unis.
Mais tous deux travaillent, après la guerre, au projet de réconciliation franco-allemande. Ce projet se concrétise avec la signature du traité de l’Élysée, le 22 janvier 1963 ; lequel renforce la coopération franco-allemande dans les domaines culturels, éducatifs, mais aussi économiques et politiques. Leur entente est finalement peut-être renforcée par leurs désaccords : il y a un vrai dialogue entre les deux hommes. Et De Gaulle continue à entretenir des relations personnelles avec Adenauer après que ce dernier quitte le pouvoir.
En revanche, le couple franco-allemand s’est distendu après le départ de De Gaulle. Est-ce parce que Pompidou et Brandt ne s’entendent pas ?
Pompidou et Brandt n’ont que peu d’atomes crochus. Ils n’appartiennent pas aux mêmes familles politiques, n’ont pas les mêmes parcours. Pompidou voit d’un mauvais œil le passé de résistant de Brandt, qui le renvoie à sa propre durant la guerre. L’interprète du Quai d’Orsay l’avoue : lors des tête-à-tête, « c’était à celui qui se tairait le plus longtemps ». On peut le dire : les deux hommes ne s’aiment pas. Il n’y a pas de rupture et les rencontres sont fréquentes. Mais il existe de vrais désaccords entre les politiques allemandes et françaises : L’Ostpolitik menée par Willy Brandt, pour rapprocher la RFA de la RDA, réveille toutes les craintes françaises, et notamment celle d’une Allemagne réunifiée hors de l’OTAN, qui laisserait la France en première ligne face aux troupes soviétiques. L’Ostpolitik remet aussi en cause la place de la France dans l’équilibre Est-Ouest. De Gaulle avait fait de la France un interlocuteur privilégié de Moscou. Avec Brandt, l’Allemagne risque de la supplanter, là aussi.
De fait, le passage à la présidence de Pompidou est marqué par un autre « couple ». Non franco-allemand, il est franco-britannique et se forme avec le premier ministre britannique Edward Heath. Pompidou lève le veto français à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne. Durant son septennat, c’est le couple franco-britannique qui est moteur de la construction européenne, à partir de la conférence de La Haye de 1969.
C’est donc après Giscard que l’on revient au couple franco-allemand ?
Oui. À partir de 1982, le couple Mitterrand-Kohl succède au couple VGE-Schmidt. Les deux hommes ne sont pas issus de la même famille politique. Et l’on a sans doute fortement exagéré les liens personnels entre Mitterrand et Kohl. Mais ils ont un projet commun pour l’Europe, qui aboutit à l’Acte unique de 1986 et au traité de Maastricht de 1992, sur la monnaie unique.
Au-delà même de la construction européenne, les deux hommes font de la relation franco-allemande le point de départ de leur politique extérieure. François Mitterrand soutient Kohl lors de la crise des euromissiles, face à une opinion publique fortement pacifiste et hostile au déploiement des missiles américains. Le point d’orgue de l’histoire de ce « couple » est éminemment symbolique, avec l’image des deux hommes se tenant la main à Douaumont, lors d’un hommage commun aux morts de la Première guerre mondiale. C’est le symbole de la réconciliation franco-allemande réussie.
Et depuis ? Où en est le couple franco-allemand ?
D’autres « couples » ont suivi : celui formé par Jacques Chirac et Gerhard Schröder, entre 1998 et 2005, par exemple. Mais les liens se distendent quelque peu au sein du couple. Le contexte y est pour beaucoup : la réconciliation franco-allemande est acquise. La fin de la guerre froide modifie les rapports internes à l’Europe. Les grands chantiers européens sont achevés, ou bien suffisamment lancés pour ne pas être remis en cause : Chirac et Schröder inaugurent l’Euro, mais le projet était celui de leurs prédécesseurs. Ce n’est qu’en 2003, face à la guerre en Irak, que le couple franco-allemand retrouve une raison d’exister : face aux États-Unis. La « vieille Europe », pour reprendre l’expression utilisée alors de manière péjorative par Colin Powell, est reprise avec fierté par Dominique de Villepin. Il s’agit de se défendre face à une « nouvelle Europe » ; celle des anciens pays du blocs de l’Est entrés dans l’UE et dans l’OTAN, mais plus atlantistes qu’européistes.
C’est la crise, aussi, qui soude le « couple » Sarkozy-Merkel. Les deux responsables n’ont pas grand-chose en commun, et surtout pas le style. Mais face à la crise économique et financière de 2008, ils parviennent à s’entendre, au point que l’on évoque parfois la gouvernance Merkozy face à cette crise.
Merkel ne s’entend pas beaucoup mieux avec François Hollande : les négociations sont très dures sur la crise Grecque en 2015, comme sur la crise migratoire. Ils réussissent à faire front sur le dossier Ukrainien, lors de la négociation des accords de Minsk de 2015 ; accords dont on connaît aujourd’hui le triste échec.
En revanche, le couple Hollande-Merkel fait face ensemble à la vague d’attentats terroristes de 2015. On se souvient qu’ils défilent tous deux dans les rues de Paris en janvier 2015. L’image du visage d’Angela Merkel posée sur l’épaule de François Hollande fait alors écho à la fameuse photo Mitterrand-Kohl se tenant la main.
Plus récemment, le « couple » Merkel - Macron est resté relativement peu actif. Peut-être sous l’effet de l’épidémie de covid. Plusieurs projets de relance européenne ont été évoqués. Mais la plupart sont restés en suspens après le déclenchement de la pandémie.
Aujourd’hui, avec un nouveau chancelier au pouvoir depuis cette année, et un début de mandat français, reste à savoir si un nouveau couple franco-allemand pourra contribuer à relancer l’avenir de l’Europe.
Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron