Aujourd’hui, vous n’êtes pas à BRUXELLES, car vous nous appelez de Suisse – mais quelle raison vous a donc poussé à franchir les Alpes ?
Il y a des situations complexes qu’on ne peut valablement comprendre de loin, pour lesquelles les sites officiels sont dépassés ou incomplets, et dont les comptes-rendus dans les médias sont lacunaires, voire franchement caricaturaux. Il faut aller rencontrer, en confiance, nombre d’acteurs et d’observateurs sur place.
Et la situation complexe qui nous intéresse ces jours-ci, c’est le cas de la fourniture d’armes et de munitions suisses à l’Ukraine.
La Suisse, pourtant pays neutre, serait donc un marchand d’armes ?!?
C’est même un fabricant respecté de systèmes d’armes recherchés par toutes les armées du monde (ou presque) – jugez-en : en 2022, la Suisse aura exporté pour 960 millions d’Euros de matériels militaires, en augmentation de 28 % par rapport à l’année précédente. Et on vous dit ici que cela n’est en rien contradictoire avec les principes de la neutralité que le pays s’impose et défend depuis le Pacte fédéral de 1815.
Vous pouvez nous expliquer cela ?
La neutralité à la suisse est particulière, aucun autre pays s’affichant neutre ne s’en inspire directement, et, surtout, elle évolue en fonction du contexte international.
C’est d’ailleurs un équilibre délicat de chaque instant entre la volonté de non-implication dans les conflits qui font rage ailleurs, d’une part, et, d’autre part, le respect scrupuleux des principes démocratiques de solidarité et de compassion vis-à-vis de populations dans la détresse.
La compréhension de la neutralité est aussi rendue plus difficile à cerner par le fait qu’elle se double du principe de non-alignement.
Tout cela n’est en effet pas simple ; en termes concrets, qu’est-ce que cela veut dire ?
La neutralité fait obligation aux Suisses de ne pas livrer d’armes à des belligérants, comme l’Ukraine ; le non-alignement les contraindrait à approvisionner à part égales les Ukrainiens et les Russes.
Évidemment, le gouvernement suisse et les deux chambres du parlement, ici à BERNE, souhaitent soutenir l’effort de guerre de l’Ukraine ; et la seconde hypothèse est inenvisageable. Mais les principes constitutionnels prennent le pas sur toute décision politique. Et l’opinion des citoyens, fréquemment consultés par référendum, tant au niveau local qu’à celui de la Confédération, pèse lourd : en 1920 siège unique, à GENÈVE, de la Société des Nations, précurseur de l’ONU, elle s’en retire, déçue par l’impuissance de l’institution à condamner l’Italie mussolinienne pour son annexion de l’Éthiopie. Instruits de cet exemple et méfiants, les citoyens suisses sont 75 % à rejeter en 1986 l’adhésion aux Nations-Unies, auxquels ils finiront par donner le feu vert il y a à peine vingt ans (et encore, par tout juste 54 % d’entre eux).
C’est bien particulier, vous en conviendrez…
En effet, je vous avais prévenue. Et, pour être complet, il faut ajouter que la neutralité suisse est une neutralité puissamment armée. Obligatoire dès leur dix-huitième anniversaire pour les garçons, facultatif pour les jeunes filles, le service militaire se poursuit par de courts stages successifs pendant neuf ans. Au cœur de la population, c’est donc une force citoyenne et de proximité, dont seuls les cadres sont militaires de carrière. L’armée suisse ne se déploie à l’extérieur que dans le cadre de missions humanitaires validées par les Nations-Unies.
C’est au Général Henri GUISAN, élu à la tête de l’armée par le parlement en 1940, que l’on doit la doctrine toujours en vigueur : tout envahisseur doit comprendre qu’il pourrait conquérir la Suisse, mais que ses pertes seraient à ce point catastrophiques que, franchement, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle.
Alors, pour en revenir aux fournitures d’armes aux Ukrainiens, c’est oui ou c’est non ?
L’ennui, c’est que les pays comme l’Allemagne, le Danemark, ou l’Espagne, qui possèdent des matériels d’origine suisse et qui veulent en faire don à l’Ukraine, en sont empêchés par la loi suisse actuelle, de même que l’est le groupe allemand RHEINMETALL, qui fabrique des armes sous licence d’entreprises suisses.
Donc, pour répondre à votre question, les autorités suisses y mettent incontestablement de la bonne volonté, mais au rythme de leurs procédures propres ; et donc, oui, KYEV finira un jour par obtenir des armes et des munitions suisses – en espérant cependant qu’elles ne seront pas livrées après la bataille.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.