Cette semaine, vous vous penchez sur deux pays : la Hongrie et la Turquie, qui ont, dites-vous, davantage en commun qu’on pourrait le croire ?
Pendant plus de mille ans, ils se seront régulièrement affrontés sur les champs de bataille, ces Hongrois catholiques et ces Turcs musulmans ; pourtant, au sortir de la Grande guerre de 1914-1918, où ils étaient les uns et les autres du côté des vaincus, un destin étrange (et peut-être facétieux) leur fait connaître une trajectoire historique parallèle, à défaut d’être identique.
Les deux pays se retrouvent amputés de vastes parties de leur territoire d’avant-guerre, et, péniblement, tentent de créer des États modernes sur les ruines de leurs empires respectifs. Ce sont les Turcs qui y réussiront le mieux, grâce à l’action politique clairvoyante de Moustafa KEMAL, ancien officier de l’armée ottomane, qui installera une république laïque, créera un tissu industriel efficace, instaurera une éducation scolaire obligatoire, et libérera la langue turque de l’orthographe de l’arabe, langue avec laquelle elle n’a aucun lien ni origine commune. Oubliée donc, cette Turquie qu’on qualifiait couramment à la fin du XIXe siècle d’Homme malade de l’Europe. Surtout, la Turquie, neutre, restera prudemment à l’écart des soubresauts de l’entre-deux-guerres ; les Hongrois n’auront cependant pas cette chance.
Après 1945, les Hongrois connaîtront la dictature communiste, et les Turcs, plusieurs régimes militaires. Mais c’est après la chute, en 1989, des systèmes communistes en Europe centrale et orientale que l’histoire de la Hongrie et de la Turquie paraissent – bizarrement – converger.
Comment cela, Quentin Dickinson ?
Eh bien, il y a une vingtaine d’années, émergent dans ces deux pays deux hommes politiques jeunes, qui semblent offrir toutes les garanties de sérieux et de respect des valeurs démocratiques : en Turquie, c’est le Maire d’ISTAMBOUL, Recep Tayyip ERDOĞAN, et, en Hongrie, un ancien étudiant, militant anticommuniste, Viktor ORBÁN.
Rapidement installés à la tête de leurs pays respectifs, ils y exerceront de façon croissante un pouvoir personnel, en contradiction avec leurs constitutions – qu’ils n’hésiteront pas à modifier à leur profit. Et ils ont aujourd’hui en commun deux attitudes particulièrement préoccupantes pour leurs voisins et alliés, et, plus généralement pour les valeurs démocratiques et pour le respect des Droits de l’Homme.
Alors, dites-nous, de quoi s’agit-il ?
C’est d’abord une gestion calamiteuse de l’économie, largement en proie à la corruption et au népotisme. Les conséquences inévitables sur l’emploi et sur le pouvoir d’achat, nos deux hommes les expliquent chacun par l’œuvre maléfique de puissances occultes, acharnées à la perte de leurs peuples : pour M. ERDOĞAN, il s’agit du prédicateur Fethullah GÜLEN ; pour M. ORBÁN, c’est le richissime philanthrope Georges SOROS. Le premier à 81 ans, le second, 91 ans, et tous deux vivent en exil aux États-Unis.
Ce ne sont certes pas des admirateurs des dirigeants actuels de leurs pays d’origine, mais on peut difficilement concevoir qu’ils puissent constituer une menace véritable pour les États turc et hongrois. En revanche, ils fournissent un prétexte rêvé aux purges dans la fonction publique et l’armée, à la politisation de la justice, et à la mise au pas des quelques médias indépendants qui résistent encore.
Vous disiez que messieurs ERDOĞAN et ORBÁN ont une autre caractéristique commune ?...
En effet : c’est celle d’un manque, public et assumé, de loyauté vis-à-vis des communautés internationales dont leurs pays sont membres, l’Union européenne et l’OTAN. Ainsi, M. ORBÁN défend-il toujours les intérêts de la Russie en pleine guerre en Ukraine ; et M. ERDOĞAN n’hésite pas à équiper son armée de systèmes d’armes d’origine russe. Le premier rêve d’une grande Hongrie nationaliste et illibérale (selon son expression favorite), qui récupérerait les territoires perdus après 1918, lui qui offre un passeport hongrois à tout citoyen d’un pays voisin qui s’exprime en langue magyare.
Le second travaille aussi à reconstituer le Sultanat ottoman, État de stricte obédience musulmane, et à gommer l’héritage laïc de Moustafa KEMAL, dont il confiait à un ministre européen des Affaires étrangères qu’il aspirait à faire disparaître le portrait officiel de tous les bâtiments publics du pays.
Et comment, vu de Bruxelles, où vous vous trouvez voit-on l’évolution probable de ces deux pays ?
Les postures, assez caricaturales, des deux dirigeants sont évidemment essentiellement destinées à convaincre de leur génie leurs concitoyens et électeurs – qui, d’ailleurs, jusqu’ici les soutiennent dans les urnes. Mais la petite Hongrie n’a pas les moyens financiers de s’affranchir de la – relative – garantie de prospérité qu’apporte son appartenance à l’Union européenne, dont la naïve complaisance à son égard touche à sa fin. Et la Turquie, en tentant de bloquer l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, s’isole un peu plus dans un jeu dangereux qu’observent avec gourmandise Russes et Chinois.
Pour la Turquie, qui a dans les faits renoncé à sa vieille candidature à l’UE, couper les liens avec l’OTAN serait un saut dans l’inconnu dont on perçoit bien les risques et dont on n’aperçoit pas les avantages.
Pour la Hongrie, les déclarations matamoresques de son Premier ministre affaiblissent chaque jour davantage le poids du pays dans les institutions européennes, qui, philosophes, attendent tranquillement la fin de l’ère ORBÁN.
Les optimistes en concluront peut-être qu’à ANKARA comme à BUDAPEST, le populisme n’aura eu qu’un temps.