L'édito européen de Quentin Dickinson

De nouveaux amis ?

Photo de Irene Strong - Unsplash De nouveaux amis ?
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Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.

Cette semaine, Quentin Dickinson, vous voulez nous emmener à plus de 6.000 kilomètres de BRUXELLES, en Asie centrale…

Un peu moins de mille ans avant notre ère, un peuple marchand, conquérant, et cultivé, les Scythes, avait bâti au fil des siècles un puissant empire. Au VIe siècle, des peuples turciques reprennent et consolident l’empire, qui s’étendra de la Mongolie à la Mer noire. Seconde nature chez des dirigeants de tradition nomadique, la fascination du projet impérial atteindra son apogée au XVe siècle sous TIMOUR- le-Conquérant, dont les armées auront poussé au fond de l’Inde et même jusqu’à la Méditerranée, en fondant nombre de villes, riches du commerce de passage et à l’architecture raffinée, telles les capitales, SAMARCANDE et HÉRAT. Mais le déclin s’amorce : la lenteur des communications entrave la gestion d’un pays aussi vaste, les héritiers de TIMOUR ne s’entendent pas, et l’empire se disloque en khanats, tenus par de grandes familles ouzbèkes. Au XVIIe siècle, la Russie annexe le tout, et l’Histoire s’arrête.

Que voulez-vous dire par là ?...

…que l’Histoire s’arrête jusqu’en 1991. Après la chute de l’Empire russe, l’Union soviétique avait constitué cinq États, théoriquement indépendants : c’étaient les républiques socialistes soviétiques du Kazakhstan et du Kirghizistan, d’Ouzbékistan et du Turkménistan, sans oublier le Tadjikistan. Et, dès la disparition de l’URSS, voilà les cinq pays rétablis dans leur pleine souveraineté – et dans des rapports ambigus avec MOSCOU.

On imagine que le Kremlin tente tout-de-même de garder la main, non ?...

Vous avez raison. Pendant soixante-dix ans, MOSCOU aura conduit une politique intense de russification démographique et linguistique de l’Asie centrale – à peu près ce à quoi on assiste dans les parties de l’Ukraine, actuellement sous contrôle russe. En privé, les dirigeants des cinq États ne cachent pas leur agacement vis-à-vis de leur grand voisin du nord ; mais ils savent jusqu’où ne pas trop oser publiquement. Ainsi, le président du Kazazkhstan, Kassym- Jomart TOKAYEV, ayant refusé de reconnaître l’annexion russe du sud-est de l’Ukraine, le flux de pétrole russe transitant par le Kazakhstan s’est aussitôt interrompu, d’où une perte nette de revenus pour les Kazhaks.

Mais en revanche, on notera qu’au Kazakhstan, la population d’origine russe était en 1991 à égalité en nombre avec les Kazakhs ; aujourd’hui, elle n’est plus que de 15 %.

Quelle importance ces cinq pays peuvent-ils avoir pour l’Union européenne ?...

Une importance considérable, si l’UE joue habilement sa partie. Car l’on constate tout l’intérêt que porte la Turquie à ces populations d’ethnie et de langues turciques. Le président turc ERDOĞAN imagine un monde où l’on parlerait le turc de Chypre jusqu’au Xinjiang, et dont ANKARA serait évidemment le centre. C’est un peu exagéré, vu que les langues turciques ont à peu près entre elles les mêmes relations que le français avec, selon les cas, l’italien ou le roumain. Mais l’idée du cousinage panturc fait son chemin ; ainsi les forces armées des cinq pays ont-elles quasi-abandonné l’armement russe pour s’approvisionner chez les Turcs.

Mais ce n’est pas si simple, Quentin Dickinson…

Non, en effet, car il y a pour M. ERDOĞAN un vent contraire, qui souffle de PÉKIN. La Turquie soutient la minorité turcique des Ouighours, maltraitée par les autorités chinoises, qui, elles, entendent d’autre part reprendre à leur profit les anciennes routes de la Soie, afin de noyer les marchés européens de produits Made in China. Et l’essentiel des projets en cours font passer ces routes et ces chemins de fer par l’Asie centrale.

Pris entre les Chinois, les Russes, et les Turcs, les dirigeants des cinq pays peuvent être intéressés par des partenariats concrets et ciblés avec les vingt-sept pays de l’Union européenne, dont aucun, historiquement, n’a eu maille à partie avec eux.

Reste à savoir si la Commission von der LEYEN II est bien consciente qu’il serait bien sot de laisser à d’autres le soin de profiter de l’aubaine.

Une interview réalisée par Laurence Aubron.